INFO-SFO : Strasbourg - AU COEUR DE L’EUROPE

Strasbourg - AU COEUR DE L’EUROPE
Gilles RENARD


Au début du 19e siècle, l’ophtalmologie n’est pas une spécialité chirurgicale individualisée. Elle est exercée par des barbiers-chirurgiens, des charlatans souvent itinérants et des chirurgiens. Si quelques figures émergent au cours du siècle précédent, il s’agit le plus souvent de chirurgiens non médecins ayant mis au point des techniques chirurgicales nouvelles comme ce fut le cas pour Jacques Daviel ou Michael de Wenzel.
En France, les médecins chirurgiens réputés, comme Guillaume Dupuytren (1777-1835), continuent à pratiquer dans les services hospitaliers la totalité des actes chirurgicaux dont la chirurgie de la cataracte. Ce type d’organisation et la pression très forte exercée par les chirurgiens vont s’opposer pendant tout le 19e siècle à l’individualisation de l’ophtalmologie comme spécialité médicale et chirurgicale. Seules quelques initiatives individuelles et privées vont mettre en place des structures spécifiquement dédiées à l’ophtalmologie.

  Un bon exemple est celui de Jules Sichel (1802-1868), né en Allemagne et qui ouvre à Paris une clinique privée d’ophtalmologie en 1832 qui aura rapidement une excellente réputation. On peut déjà noter que c’est grâce à la filière allemande que l’ophtalmologie s’installe à Paris. En effet Jules Sichel a été formé à Wurtzbourg, Tübingen, Berlin et Vienne où il fut assistant. Malgré ses qualités, Jules Sichel n’obtint jamais un service hospitalier pour exercer sa spécialité. Il ne fut pas non plus membre de l’Académie de médecine créée en 1820 ni de l’Académie de chirurgie qui renait en 1843 après sa dissolution en 1773. S’il participa à l’enseignement de l’ophtalmologie, en particulier à St Antoine en 1834, il n’eut jamais de titre universitaire malgré des publications importantes.
Il créa en 1837 La Revue Trimestrielle de la Clinique Ophtalmologique de M. SICHEL, avec en première page un
Extrait de la Gazette Médicale de Paris, où Sichel écrivait : « L’enseignement spécial de l’ophtalmologie était inconnu en France, il y a quatre années environ, tandis qu’en Angleterre, en Italie, en Allemagne etc… toute ville un peu considérable avait, dans ses hôpitaux, un service destiné aux maladies des yeux, et que, dans ces contrées, chaque
Faculté possédait une clinique ophtalmologique… », ce qui résume bien la situation spéciale de la France.
A Paris, ce n’est qu’en 1879 qu’une chaire d’ophtalmologie est créée pour Photinos Panas (1832-1903) à l’Hôtel-Dieu. La situation est toute autre dans les pays germanophones. L’Allemagne n’est pas encore unifiée au début du 19e siècle et il y a de grandes différences entre l’Allemagne du nord dominée par la Prusse et majoritairement luthérienne et l’Allemagne du sud, sous l’influence de l’Autriche et majoritairement catholique. Ces différences n’empêchent pas chaque grande ville de développer un enseignement spécialisé.
C’est Vienne qui représente alors le phare de la médecine en Europe. La spécialité universitaire qui rencontre le plus de succès à Vienne au cours de cette période fut incontestablement l’ophtalmologie. Elle devint une discipline clinique et une matière d’enseignement en 1773, en grande partie grâce à l’intérêt que nourrissait l’impératrice
Marie-Thérèse pour le travail de l’oculiste Michael de Wenzel, l’inventeur de l’extraction du cristallin cataracté par voie limbique supérieure. On accorda à l’enseignement de ces disciplines deux services, de taille restreinte, à l’Allgemeines Krankenhaus après son achèvement en 1784. Manifestant les mêmes préoccupations philanthropiques et sanitaires qu’ailleurs, le gouvernement autrichien fonda un dispensaire ophtalmologique pour les indigents dans le cadre d’un programme de lutte contre la cécité. En 1812, Georg Joseph Beer se vit attribuer par l’université une chaire de « professeur extraordinaire » dans cette discipline, auprès d’une clinique hospitalo-universitaire qui devint le plus grand centre d’ophtalmologie en Europe. En 1818, la chaire fut transformée en chaire de « professeur ordinaire », et la matière devint obligatoire. Une seconde chaire dans la discipline fut créée à l’Académie
Saint-Joseph. C’est donc par le biais de l’université que les spécialités émergent et la clinique universitaire de l’œil est créée à Berlin en 1828. L’activité hospitalière reste faible dans les hôpitaux publics réservés aux indigents mais elle se développe dans des cliniques privées accessibles aux plus riches. C’est dans ces cliniques privées que les étudiants viennent se former à la pratique en complément de leur formation universitaire.
Les spécialités se trouvent en fait bien mieux intégrées à l’enseignement médical officiel à Vienne qu’à Paris. Et cette nouvelle réalité commence à être reconnue par les étudiants en médecine étrangers qui s’y rendent en nombre croissant pour profiter des nouvelles perspectives cliniques qu’elle offre dans le domaine des spécialités. L’organisation remarquable de la clinique ophtalmologique, par exemple, est l’un des principaux pôles d’attraction pour les médecins qui viennent à Vienne compléter leur formation. Et le désir de satisfaire les étudiants étrangers qui commencent à affluer à Vienne contribue à conforter les exigences de reconnaissance des nouvelles spécialités, à travers la création d’hôpitaux et de postes d’enseignants. Certains spécialistes viennois acquirent une réputation suffisante pour recruter leurs patients jusque dans la capitale française. La Prusse et plusieurs états allemands suivent la même voie et acquièrent la même notoriété. La situation évolue à partir de 1850 dans tous les pays d’Europe. L’apparition de l’anesthésie et de l’antisepsie favorise l’individualisation de la chirurgie et éliminent les
barbiers-chirurgiens. L’émergence rapide des spécialités dans les États allemands ne s’est produite qu’après l’unification de la médecine et de la chirurgie en 1852 en Prusse. Un trait prédominant du système allemand est la souplesse et la perméabilité importantes qui existent entre institutions privées et institutions publiques. Cette particularité compensa dans une large mesure les réticences du milieu médico-universitaire à reconnaître pleinement toutes les spécialités. L’ophtalmologie, l’orthopédie et la psychiatrie étaient des spécialités particulièrement bien dotées dans les cliniques et hôpitaux privés. Beaucoup de ces cliniques privées étaient des établissements à but lucratif qui exploitaient la demande grandissante des classes moyennes allemandes en matière de soins médicaux d’un type nouveau. Les autres étaient des institutions charitables. Les deux catégories, toutefois, avaient en commun de se concentrer également sur l’enseignement et la recherche. Ceci permettait à des praticiens compétents d’intégrer le monde universitaire alors qu’en France les deux mondes étaient particulièrement étanches.
À Berlin, les cliniques et hôpitaux privés jouèrent un rôle particulièrement important dans les progrès de  l’ophtalmologie. Albrecht von Graefe ouvrit en 1851 à Berlin une clinique ophtalmologique privée qui devint le centre principal de formation et de recherche ophtalmologiques de la ville, malgré l’existence d’un service de médecine des yeux à l’hôpital de la Charité. Il fut, par la suite, nommé professeur et eut un service dans l’hôpital public. Par contraste, jusqu’à la fin du siècle, la création de chaires de spécialistes en France concernait presque exclusivement Paris. La France comptait fort peu d’écoles de médecine en province (six à la fin du XIXe siècle), et, jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, celles-ci disposaient d’encore moins de chaires de spécialistes que leurs équivalents allemands.

  En novembre 1837 est créée à Strasbourg la première clinique ophtalmologique de France. C’est Victor Stoeber (Fig. 2) qui en est le titulaire. Né à Strasbourg en 1803, Victor Stoeber poursuit des études de médecine à Strasbourg. Il voyage pendant trois années durant pour étudier en France et dans toute l’Europe, Hollande, Belgique, Allemagne, Suisse, Italie et Autriche. C’est en Angleterre auprès de Sir William Lawrence qu’il trouve sa voie dans la  spécialisation vers l’ophtalmologie. De retour à Strasbourg, il commence sa carrière universitaire en 1829. Il ouvre en 1830 le premier cours, et le seul en France, consacré exclusivement aux maladies des yeux. Il publie en 1834 son Manuel d’ophtalmologie, un des traités les plus complet alors disponible. Il est rédacteur en chef des Archives médicales de Strasbourg en 1835. Il est élu membre correspondant de l’Académie de médecine en 1836. En 1845, il est reçu par concours professeur de pathologie et de thérapeutique puis de dermatologie. Le système français, sous la pression de Paris, refusant de reconnaitre une chaire d’ophtalmologie, c’est par le biais d’un service clinique généraliste que l’ophtalmologie peut être enseignée. Victor Stoeber est donc à l’origine de la création en 1853 de la première clinique d’ophtalmologie qui comporte dix-neuf lits et qui a un rayonnement international.

  Ferdinand Monoyer, gendre de Victor Stoeber, fit toutes ses études secondaires et supérieures à Strasbourg. Docteur en Médecine en 1862 et agrégé de physique médicale en 1863. Il va parcourir l’Europe pour se perfectionner en ophtalmologie et passera par Paris, Bruxelles, Utrecht et Berlin. Il succède à son beau-père et enseigne l’ophtalmologie et la physique médicale à Strasbourg jusqu’en 1870. A nouveau, on peut noter qu’il est impossible d’être un enseignant de la seule ophtalmologie et c’est par le biais de la physique que Monoyer put enseigner l’ophtalmologie. Parallèlement, le Service de Santé des Armées est créé en 1850 au Val de Grâce et une école préparatoire à Strasbourg en 1856. Strasbourg devient donc le centre de formation médicale et plus particulièrement ophtalmologique le plus important de France. Deux éléments concourent à ce résultat :
• La situation géographique de Strasbourg au centre de l’Europe de l’ouest.
• Le fait que les médecins strasbourgeois aient une pratique de la langue allemande leur permettant d’accéder aux très nombreuses et très riches publications scientifiques dans cette langue et de pouvoir voyager en Allemagne et en
Autriche sans problème. On pourrait penser que la guerre de 1870 entre la France et la Prusse allait faire perdre à Strasbourg son rôle de « capitale » de l’ophtalmologie. En effet, Strasbourg est assiégée du 10 août au 27 septembre 1870, bombardée et il y aura 220 morts civils, 12 édifices majeurs détruits dont une partie de la cathédrale, et 333 maisons anéanties. Les troupes prussiennes entrent dans la ville qui va devenir allemande par le traité de Francfort.
Pour les ophtalmologistes strasbourgeois, la situation est particulièrement délicate : accepter la mainmise de l’Allemagne ou partir en France. Pour Victor Stoeber, c’est un trop grand dilemme et il meurt à Strasbourg en 1871. Pour son gendre, Ferdinand Monoyer, qui a participé activement à la défense de Strasbourg, le choix est définitivement l’exil en France. Il quitte Strasbourg pour Nancy où il oeuvre jusqu’en 1877. Il est appelé ensuite à la chaire de physique médicale de Lyon (toujours pas de chaire d’ophtalmologie pour l’inventeur de la dioptrie et de l’échelle d’acuité visuelle !). A Lyon c’est Charles Gayet qui fut nommé Professeur d’ophtalmologie à la nouvelle faculté de médecine, la première en France depuis la perte de celle de Strasbourg.

A partir de 1872, on pourrait croire que l’ophtalmologie a disparu de Strasbourg. C’est négliger le courage de quelques médecins français restés dans la ville et la volonté de l’empire allemand de faire de cette ville un phare en
Europe de l’ouest. Le doyen Charles Schützenberger crée une faculté de médecine libre qui ne vivra que 2 ans, de
1870 à 1872. Elle aura le mérite de maintenir à Strasbourg un enseignement médical et d’offrir un refuge aux enseignants qui n’ont pas quitté la ville. En mai 1872 la « Kaiser-Wilhelm-Universität » est inaugurée et consacrera pour 40 ans la mainmise totale de l’Allemagne sur l’ophtalmologie strasbourgeoise. Après la perte de l’université de Strasbourg, la France n’a plus que deux facultés de médecine, Paris et Montpellier. Les traditionnelles querelles entre français font choisir Nancy en remplacement de Strasbourg et Lyon n’eut pour lot de consolation que l’école de santé militaire. Maintenant qu’elle a mis la main sur Strasbourg, l’Allemagne se doit d’y installer les meilleurs enseignants dans chaque discipline. Fidèle à ses principes, c’est par le biais de l’université que l’on commence. Des professeurs réputés sont affectés à Strasbourg dont Waldeyer, von Recklinghausen, Kussmaul, Lücke, Hoppe-Seyler, Goltz, von Mering, Schmiedeberg, Kraft-Ebbing et Wieger. Grâce à une convention signée le 17 avril 1872 avec l’hôpital, les universitaires prennent le contrôle des services. Cette conquête pacifique de l’hôpital par l’université bénéficiera grandement à l’ophtalmologie.

  Le premier ophtalmologiste à en bénéficier est Ludwig Laqueur (1839- 1909). Né en Silésie, il fait ses études à Breslau et Berlin en particulier chez von Graefe. Amoureux de la France, il y séjourne 6 ans, obtient l’équivalence de ses diplômes allemands et s’installe à Lyon. La guerre de 1870 le ramène en Allemagne où il est mobilisé dans le 60e corps d’armée prussien. A la fin de la guerre, il ne fait qu’un bref passage à Lyon pour être ensuite nommé à la tête du service d’ophtalmologie de Strasbourg avec le titre de professeur extraordinaire. Il y restera jusqu’à sa retraite en 1907. Sa totale maitrise de la langue française lui permet de rapprocher les médecins parachutés par l’université allemande et les médecins francophones restés sur place après la guerre. Ses principaux travaux portent sur le glaucome et l’utilisation de l’ésérine pour le traitement et la prévention du glaucome par fermeture de l’angle. Lui-même atteint de cette maladie, il se fit opérer d’iridectomie bilatérale et continuera à utiliser l’ésérine pour abaisser la tension. Ce traitement lui permit de conserver jusqu’à sa mort une bonne vision contrairement à son ami Emile Javal qui devint aveugle du fait de son glaucome.

  La seconde figure marquante à Strasbourg est Jacob Stilling (1842-1915). Arrivé à Strasbourg en 1879, nommé professeur, il fut l’auteur de remarquables planches isochromatiques et son nom reste attaché au syndrome de Stilling-Duane.

  Otto Schirmer (1864-1917) succède à Ludwig Laqueur. C’est un personnage instable qui eut différentes affectations où il ne restait jamais longtemps. A Strasbourg une affaire de mœurs qui éclate en 1909, l’oblige à quitter son poste et il se réfugie à New-York où il finit par obtenir un poste de professeur. Son nom reste attaché au test de sécrétion des larmes qui est toujours utilisé et dont l’idée lui serait venue de l’observation des filtres utilisés pour préparer le café !

  Karl Bruno Stargardt (1875-1927) succède à Otto Schirmer. Les mauvaises langues disent qu’il serait à l’origine de la dénonciation de son patron, l’obligeant à quitter le service. C’est à Strasbourg qu’il décrit en 1909 la dégénérescence maculaire familiale qui porte son nom.

  Ernst Anton Hertel (1870-1943) est le dernier titulaire de la chaire d’ophtalmologie avant le retour de l’Alsace à la France. Il fait tout le début de sa carrière à Iéna et l’implantation de la firme Carl Zeiss dans cette ville est à l’origine de sa spécialisation dans les instruments d’optique médicale. Il met au point l’exophtalmomètre qui porte son nom et est toujours utilisé (Fig. 8). Il met au point les verres pour astigmates et des appareils de mesure inter pupillaire et de centrage des verres bifocaux. Nommé à Strasbourg en 1910, il se singularise par le recrutement d’assistants alsaciens dont Redslob qui reviendra à Strasbourg après la guerre de 1914-1918. Nommé consultant de l’armée du Rhin, il présente plusieurs conférences sur les blessures oculaires de guerre. Le 22 novembre 1918 l’armée française entre à Strasbourg. L’université « Kaiser-Wilhelm » est fermée le 7 décembre et tous les professeurs allemands sont expulsés sans ménagement dans un délai de 3 jours. Hertel, qui a dû passer le Rhin en barque sans bagages, en garde un souvenir amer. Il poursuivra sa carrière à Leipzig. La nouvelle université française de Strasbourg ouvre ses portes en janvier 1919 avec un recrutement national des meilleurs professeurs que la France pouvait fournir.
De cette période compliquée de l’histoire de l’ophtalmologie à Strasbourg, on peut retenir que l’époque était beaucoup moins frileuse que maintenant, que la circulation des personnes et des idées était beaucoup plus libre et qu’il n’y avait pas, chez les ophtalmologistes, l’esprit revanchard qui se développait dans le reste du pays.  L’Allemagne a beaucoup apporté à Strasbourg dans la période où elle a occupé l’Alsace et il n’y a pas d’exemple en France d’un nombre aussi élevé d’ophtalmologistes ayant laissé leur nom à des maladies ou à des techniques. Nos politiques devraient parfois s’inspirer de ce modèle pour construire une Europe réellement intégrée.