Les tumeurs développées à partir des structures glandulaires présentes au niveau de la conjonctive et de la caroncule sont essentiellement représentées par l'oncocytome (développé à partir de l'épithélium des glandes lacrymales accessoires et apocrines), l'hyperplasie sébacée, l'adénome sébacé et le carcinome sébacé (développés à partir des glandes sébacées).
Pour certains auteurs, tout diagnostic de néoplasie sébacée (adénome ou carcinome) devrait faire rechercher un syndrome de Muir-Torre, affection autosomique dominante rare associant chez un même patient, ou dans sa famille, la survenue d'adénome ou d'adénocarcinome des glandes sébacées, de kératoacanthome et de tumeurs viscérales malignes (colorectales et endométriales essentiellement). Le syndrome de Muir-Torre est secondaire à une mutation au niveau des gènes MMR (gènes réparateurs de l'ADN), MLH1 , PMS2 , MSH2 et MSH6 , mutations qui peuvent être mises en évidence sur les prélèvements tumoraux par immunohistochimie [1].
Oncocytome
L'oncocytome (aussi appelé cystadénome éosinophile) est une tumeur bénigne rare qui ne représente que 3 à 4 % des tumeurs de la caroncule [2] (fig. 7-1,
Fig. 7-1Oncocytome caronculaire.a. Tuméfaction caronculaire rougeâtre et vascularisée apparue il y a 18 mois et peu évolutive chez une femme de 86 ans. b. Aspect histologique (coupe HES × 20) de la lésion montrant un oncocytome avec une prolifération sous-épithéliale bien limitée de cellules à noyau régulier (sans atypies) et à cytoplasme éosinophile et granulaire.
Fig. 7-2Oncocytome.a. Tuméfaction caronculaire apparue il y a 3 mois chez une femme de 76 ans. La lésion est souple à la palpation. b. Constatation d'une petite augmentation de la lésion 18 mois plus tard. c, d. En échographie, lésion ovalaire, assez échogène, homogène (c), vascularisée en échographie-Doppler couleur (d).
Fig. 7-3Oncocytome.a. Tuméfaction caronculaire rougeâtre, kystique en surface apparue il y quelques mois chez un homme de 86 ans. b. Aspect en histologie HES × 20 avec en surface un épithélium malpighien, et en profondeur dans le chorion une formation tumorale en grande partie kystisée, constituée de cellules oncocytaires à large cytoplasme éosinophile et granulaire. Les noyaux sont réguliers. Il n'y a pas d'atypies. Il n'y a pas de figures de mitoses.
). Elle apparaît chez un patient âgé, plus fréquemment une femme, sous la forme d'une tuméfaction caronculaire (les localisations conjonctivales sont exceptionnelles), à croissance lente et asymptomatique. L'aspect nodulaire, vascularisé, de couleur brun à rouge, parfois kystique, peut être difficile à différencier d'une tumeur épidermoïde, mélanocytaire, lymphocytaire ou amyloïde.
Le traitement consiste en une exérèse chirurgicale. En histologie, l'oncocytome est caractérisé par une prolifération de cellules épithéliales dont le cytoplasme est volumineux, éosinophile et d'aspect granulaire (avec de nombreuses mitochondries visualisables uniquement en microscopie électronique) [3 , 4].
Hyperplasie sébacée et adénome sébacé
Ce sont des tumeurs bénignes rares [5]. Leur présentation clinique est similaire, avec un aspect de tuméfaction jaune souple, parfois multinodulaire (fig. 7-4,
Fig. 7-4Hyperplasie sébacée.a. Petite lésion jaunâtre asymptomatique découverte il y a 6 mois chez une femme de 36 ans et non évolutive. b. Aspect en coupe histologique HES × 2,88 avec une lésion polypoïde constituée de glandes sébacées hyperplasiques morphologiquement normales occupent plus de la moitié de la surface du prélèvement examiné.
Fig. 7-5Adénome sébacé.a. Tuméfaction caronculaire blanchâtre évoluant depuis 2 mois chez un homme de 67 ans. b. Aspect en coupe histologique HES × 10 avec une lésion bien limitée faite de volumineux lobules sébacés irréguliers (a), incomplètement différenciés, de taille très nettement supérieure à une glande sébacée normale visualisable plus en surface (b). Absence d'atypies cytonucléaires. Absence de mitoses.
Fig. 7-6Adénome sébacé.a. Tuméfaction caronculaire apparue il y a 2 mois chez une jeune femme de 24 ans, stable depuis. b. Aspect en coupe histologique HES × 5,5 avec une prolifération d'architecture lobulée dans le chorion, constituée de nodules de sébocytes matures, sans atypie, bordées d'une ou de quelques assises de cellules basales régulières. Il n'y a pas d'atypie cytonucléaire ni de mitose. L'étude immunohistochimique n'a pas retrouvé de perte d'expression des protéines MLH1, MSH2, MSH6 et PMS2 pouvant faire évoquer un syndrome de Muir-Torre.
Fig. 7-8Adénome sébacé caronculaire chez une femme de 61 ans avec une lésion bourgeonnante à contenu graisseux, aspect lobulé en surface, consistance souple à la palpation.
). En histologie, l'hyperplasie sébacée est caractérisée par une glande sébacée unique mais hyperplasique avec de nombreux lobules glandulaires matures s'abouchant dans un canal central unique. L'adénome sébacé, lui, est composé de multiples lobules sébacés irréguliers et incomplètement différenciés. L'adénome sébacé doit être traité par exérèse chirurgicale complète.
Carcinome sébacé
Le carcinome sébacé est une tumeur maligne agressive à haut potentiel métastatique (fig. 7-9,
Fig. 7-9Récidive cornéenne de carcinome sébacé, apparue il y a 2 mois chez une femme de 56 ans.a. Aspect en LAF avec une lésion cornéenne en relief, lobulée, à contenu graisseux, vascularisée. À noter que cette patiente avait été opérée à plusieurs reprises dans les deux années précédentes d'une tumeur palpébrale supérieure étiquetée carcinome épidermoïde sur l'analyse anatomopathologique. b. Coupe histologique HES × 20 montrant une prolifération carcinomateuse infiltrante avec des plages ou des lobules constitués de cellules aux atypies cytonucléaires très marquées. Leur cytoplasme est très focalement clarifié, d'aspect « spumeux » évocateur d'une différenciation sébacée. Présence de mitoses atypiques.
Fig. 7-11Carcinome sébacé palpébral inférieur avec infiltration pagétoïde de la conjonctive palpébrale inférieure.Lésion conjonctivale blanchâtre papillomateuse (a) correspondant au carcinome sébacé in situ pagétoïde, et petite tuméfaction du bord libre de la paupière inférieure (b) avec un bord libre élargi, induré, et chute de quelques cils correspondant au carcinome sébacé infiltrant palpébral. c. Coupe histologique HES × 18,43 montrant une prolifération carcinomateuse infiltrant le chorion, constituée de cellules avec atypies marquées, agencées en lobules ou en nodules (a). L'activité mitotique est très élevée, avec des mitoses atypiques. On note des lésions de carcinome sébacé in situ au niveau de l'épithélium conjonctival (b). L'existence d'atypies très marquées, de l'infiltrat pagétoïde intra-épithélial et la positivité des récepteurs aux androgènes en immunohistochimie ont fait poser le diagnostic de carcinome sébacé.
Fig. 7-12a, b. Infiltration pagétoïde de la conjonctive limbique et palpébrale inférieure d'un carcinome sébacé chez une femme de 88 ans.
). Le terrain de prédilection est le patient âgé, plus souvent une femme.
Clinique
Dans la plupart des cas, le carcinome sébacé se développe au niveau des glandes sébacées du tarse, moins fréquemment au niveau des glandes caronculaires. La tumeur peut se présenter sous la forme d'une masse nodulaire (palpébrale, parfois confondue avec un chalazion, ou plus rarement caronculaire), ou sous la forme d'un épaississement diffus en nappe de la conjonctive tarsale ou de la conjonctive bulbaire, sans véritable masse tumorale, appelé infiltration pagétoïde. Les deux formes de présentation peuvent coexister chez un même patient.
L'aspect clinique initial est souvent trompeur et source de retard diagnostique important [6], en particulier pour la forme conjonctivale avec infiltration pagétoïde en nappe qui se présente comme une lésion diffuse d'aspect inflammatoire et est souvent confondue avec une blépharoconjonctivite chronique [7]. On conseille donc, devant toute blépharoconjonctivite unilatérale résistant au traitement médical, de réaliser des biopsies pour analyse histologique.
Histologie
En histologie, les carcinomes sébacés bien différenciés sont aisément identifiables par l'aspect spumeux et microvésiculaire du cytoplasme des cellules tumorales. Le diagnostic peut cependant être plus difficile en cas de tumeur peu différenciée, le carcinome sébacé pouvant alors être confondu avec un carcinome épidermoïde. La coexistence d'un infiltrat pagétoïde (ou dissémination de cellules tumorales individuelles ou en groupe au niveau de l'épithélium conjonctival) est assez caractéristique sans être pathognomonique du carcinome sébacé. Cette infiltration pagétoïde peut dans certains cas être particulièrement marquée et entraîner un remplacement complet de l'épithélium conjonctival par des cellules tumorales avec un aspect de carcinome sébacé in situ. La positivité très fréquente des récepteurs aux androgènes dans les carcinomes sébacés peut être un argument supplémentaire en faveur du diagnostic.
Prise en charge
La prise en charge thérapeutique initiale est chirurgicale avec exérèse tumorale complète et large du carcinome sébacé infiltrant. Un contrôle extemporané des berges ou une technique de Mohs est conseillé. La recherche concomitante d'une infiltration pagétoïde conjonctivale associée, avec réalisation de biopsies multiples au niveau de la conjonctive située à proximité du carcinome sébacé mais aussi à distance, doit être systématiquement réalisée pour certains auteurs, et ce même en l'absence de lésions cliniquement évocatrices. En effet, la réalisation de 10 à 16 biopsies systématiques et standardisées retrouve une infiltration pagétoïde conjonctivale associée au carcinome sébacé palpébral dans 21 à 72 % des cas [8 , 9], infiltration qui, pour McConnnell et al., n'avait pas été correctement évaluée cliniquement dans 43 % des cas [8].
La réalisation de traitements adjuvants (radiothérapie, cryothérapie, chimiothérapies topiques) est discutée en fonction des résultats de l'analyse de pièce d'exérèse du carcinome sébacé infiltrant (taille de la lésion et des marges saines), ainsi que de l'existence et l'étendue des lésions pagétoïdes conjonctivales identifiées par biopsies. Les infiltrations pagétoïdes conjonctivales résiduelles, source de rechute locale, peuvent bénéficier d'un traitement par cryothérapie ou par collyre mitomycine, voire l'association de ces deux traitements pour Shields et al. [7 , 10]. En cas de récidive, d'atteinte diffuse ou d'envahissement orbitaire, une exentération orbitaire peut être nécessaire.
Évolution métastatique
Kaliki et al. ont publié une cohorte de 91 patients [11] et estimé le taux de dissémination métastatique à 10 ans au niveau ganglionnaire (18 %), au niveau viscéral (10 %), et le taux de décès à 10 ans (2 %).
Les facteurs de mauvais pronostic retrouvés dans la littérature sont un retard diagnostique de plus de 6 mois, un stade initial évolué (selon la classification de l'American Joint Committee on Cancer [AJCC]), un envahissement périvasculaire ou orbitaire, et la présence d'un envahissement conjonctival pagétoïde [12 , 13].
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