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Chapitre 8
L'industrie pharmaceutique dans le développement des médicaments ophtalmologiques

8.1. Naissance d'un médicament – point de vue de l'industrie

J.-F. Chibret

Introduction
L'histoire de la pharmacie s'est longtemps confondue avec celle de la médecine. Ceux qui se vouaient à la guérison des maladies préparaient eux-mêmes leurs traitements. Et puis arriva Galien qui jeta les bases de la pharmacie, en substituant aux remèdes simples les remèdes composés. Le temps qu'il fallut consacrer alors à leur préparation ne permit plus aux médecins d'exercer en même temps les deux branches de l'art de guérir.
Dix-huit siècles plus tard, un constat s'impose. Les progrès de la recherche, la montée en charge des systèmes de protection sociale et l'élévation des normes de qualité et de sécurité ont fait du médicament un produit pas comme les autres; un produit de haute technologie, sous tutelle, très réglementé, très coûteux. Son développement, sa production, sa distribution et sa délivrance relèvent aujourd'hui de circuits scientifiques, médicaux, industriels, réglementaires et commerciaux particulièrement complexes. C'est si vrai qu'aujourd'hui la plupart des praticiens maîtrisent mal la longue suite d'étapes qui préludent à la naissance des médicaments qu'ils prescrivent.
Développer un traitement pour les maladies de l'œil, c'est un long voyage scientifique. On part rarement d'une page blanche, plus souvent d'un besoin de santé non satisfait, de la demande d'une organisation internationale type Organisation mondiale de la santé (OMS), voire de l'intuition d'un praticien. En effet, il peut arriver qu'un laboratoire accompagne un ophtalmologiste conscient que, pour transformer sa « bonne idée» en produit susceptible d'être mis sur le marché, il aura besoin d'expertises et de moyens qui lui font défaut.
Une fois un axe thérapeutique identifié, c'est aux chimistes et aux pharmacologues d'intervenir pour essayer de passer au crible une multitude de molécules (qu'elles soient déjà connues en ophtalmologie ou issues d'autres aires thérapeutiques), ou de concevoir ex nihilo de nouvelles structures chimiques ou biologiques afin de déterminer celles qui correspondent à la stratégie définie. Au sortir de cette étape de recherche, d'une durée minimale de 3 ans, seront effectués d'autres tests biologiques, une autre sélection qui ne retiendra qu'un nombre infime de « candidats». Généralement, c'est durant cette période que sera déposée la première demande de brevet visant à protéger l'innovation et valoriser cette première étape en assurant un monopole d'exploitation pour les 20 prochaines années.
Passée cette phase de recherche, s'amorcera alors la période de développement encore plus consommatrice de temps et de moyens financiers, et très réglementée.
Formulation et développement
On se met en quête de la meilleure formulation et du mode de délivrance idoine (collyre, injectable, insert, comprimé, gélule, etc.). Un médicament, en effet, c'est d'abord une « recette», un mélange d'une substance active avec des « excipients», des substances inactives qui vont conférer au produit final une consistance donnée, ou d'autres caractéristiques physiques particulières : c'est ce qu'on appelle la galénique. La formule optimale est celle qui permettra à la substance active d'atteindre l'organe visé à la concentration idéale, en temps voulu et pour une durée déterminée. Pour être efficaces, certains traitements doivent rester à la surface de l'œil, d'autres pénétrer la chambre antérieure, le vitré, ou les tissus environnants. La galénique ainsi que le mode de délivrance sont les clés de voûte de l'innovation dans le domaine oculaire.
La formule sélectionnée va être analysée sous toutes les coutures : paramètres physiques, chimiques, texture, etc. Les différentes substances vont être « re-séparées» pour contrôler si, mélangées les unes aux autres, elles se sont dégradées, dissoutes, voire si elles ont produit des impuretés. Après avoir contrôlé l'affinité des différents composants, le candidat-médicament va être soumis à quantité d'autres tests.
Comment stériliser le nouveau produit par la chaleur ou par filtration? Des « contrôles» d'échantillons permettent d'arbitrer. Quel sera le conditionnement le plus adapté : un tube, une unidose, une ampoule, un flacon? Au-delà du mélange « principes actifs/excipients», toute une chaîne d'expertises va se pencher sur les questions du conditionnement, de l'étiquetage et même de la notice d'un médicament. Tel collyre sera-t-il compatible avec un flacon sans conservateur? Quelle sera la taille de la goutte à chaque pression? Cette dernière va-t-elle varier dans le temps? Quelle sera la qualité du produit plusieurs mois après ouverture, ou la réaction d'un flacon lorsqu'il aura été soumis à des efforts de traction ou de compression? Idem pour la résistance à l'ouverture du flacon, idem pour le contrôle de la précision, de la variation et de la constance du débit dans le cas d'une solution injectable. Une batterie d'évaluations chimiques et mécaniques seront effectuées. Les experts étudieront également les interactions « contenu/contenant» afin de s'assurer que le conditionnement protège parfaitement le médicament. Ils détecteront les éventuels échanges moléculaires, car les produits de conditionnement, la colle ou l'encre d'une étiquette peuvent aussi « re-larguer» des composés qui contamineront le traitement.
Le candidat-médicament doit également passer par l'étape des stress-tests pour évaluer sa stabilité dans des conditions données. Il reste parfois jusqu'à 3 ans dans ces enceintes qui reproduisent différents environnements – influences de la température, de l'humidité, de la lumière, mais aussi du pH et des agents oxydants sur la substance active. Les résultats détermineront, entre autres, la durée de vie, les conditions de stockage et de transport du futur produit.
Bien sûr, dès cette étape, il faut anticiper sur la phase de production industrielle, car il n'est jamais acquis qu'un remarquable traitement obtenu au laboratoire puisse supporter une production à grande échelle. Cette « transposition industrielle» va être prise en compte et intégrée dans la continuité du projet. C'est une gageure car elle peut à chaque instant infirmer les choix faits lors de la formulation de départ. À noter qu'en la matière, d'autres brevets peuvent venir compléter le brevet initial dans le but d'assurer une protection des méthodes de fabrication ou encore des contenants. Cette étape permet de prolonger la durée de protection du produit final et de sécuriser tout le process de genèse du médicament.
Études précliniques
Les études précliniques vont permettre de mesurer l'efficacité, la biodisponibilité et l'innocuité du candidat médicament chez l'animal. Ces études vont être réalisées chez au moins deux espèces de mammifères. Elles consistent à administrer le médicament pour évaluer si l'effet recherché est atteint dans des modèles mimant au mieux la pathologie humaine; c'est ce qu'on appelle la « preuve de concept animal» (la POC, ou proof of concept , animale). Dans d'autres études, le parcours du médicament est suivi dans l'organisme de l'animal pour savoir comment et où il est métabolisé et excrété ainsi que la durée de résidence dans les tissus les plus pertinents. La toxicité de la molécule seule mais aussi celle du candidat médicament sont également évaluées quand bien même le passage dans la circulation générale peut sembler faible après administration oculaire. Cette phase commence dès la recherche du candidat médicament et se termine à la fin des études cliniques.
Essais cliniques
Les essais cliniques constituent l'étape charnière et le plus grand défi du développement du médicament. Effectués dans le cadre d'une réglementation de plus en plus stricte et en évolution permanente, ils durent de 3 à 10 ans suivant les difficultés. Dans un développement typique :
  • on commence par une étude chez l'homme, d'habitude des volontaires sains, pour déterminer la sécurité du nouveau médicament (phase I);
  • puis, on démarre des études chez le patient atteint de la maladie que l'on espère pouvoir traiter (phase II). Au cours cette étape, visant à obtenir les premières données sur l'efficacité du nouveau candidat (« POC humaine») et à établir la dose optimale du produit, l'échec est souvent au rendez-vous pour beaucoup de candidats-médicaments jusque-là prometteurs;
  • en cas de succès, l'essai est prolongé par la phase III qui correspond à des études larges, portant sur des centaines, voire des milliers de patients. Là encore, peu d'élus! Afin de démontrer l'efficacité d'un nouveau médicament, ces études se déroulent « versus» un comparateur qui peut être un placebo ou – s'il existe! – un produit de référence. Dans ce dernier cas, on cherche à établir l'équivalence (ou la non-infériorité), voire la supériorité du produit innovant, ce qui induit des essais comparatifs encore plus lourds, plus longs, plus onéreux.
Ces travaux exigés par les autorités de santé, et destinés à prouver l'efficacité et la bonne tolérance du médicament, constituent une part du dossier de demande d'autorisation de mise sur le marché (AMM). Le jour venu, ce document sera capital, puisqu'il sera résumé dans le résumé des caractéristiques du produit (RCP), ce qui constituera la base des informations transmises aux praticiens, et conditionnera l'utilisation du médicament.
Phase réglementaire (enregistrement et accès au marché)
Une fois les études cliniques terminées, on peut entamer la phase d'enregistrement réglementaire. Pour commercialiser un médicament, un laboratoire doit obtenir l'AMM . Ce précieux sésame est délivré selon des critères stricts, à l'échelle nationale ou européenne. Pour commercialiser des médicaments en France et/ou en Europe, plusieurs procédures existent : la procédure nationale, centralisée, la procédure dite de reconnaissance mutuelle, ou la procédure décentralisée (18 mois environ). Les instances sollicitées vont évaluer les critères scientifiques et pharmaceutiques de qualité, de sécurité et d'efficacité, l'origine et la nature des matières premières, les procédés de fabrication, la stabilité du produit fini, la sécurité sur la base des données expérimentales, précliniques et cliniques (effets indésirables), l'efficacité sous l'angle du rapport bénéfice/risque.
Une fois l'autorisation accordée, reste à obtenir un prix pour les produits pour lesquels on demande un remboursement. En France, par exemple, la commission de la transparence (CT) de la Haute autorité de santé (HAS) examine le service médical rendu avant que le prix ne soit arrêté par le Comité économique des produits de santé (CEPS). Cette « fixation» réclame des négociations prolongées ajoutant un délai de 6 mois à un an avant la commercialisation, sauf pour certains traitements à « accès précoce», type médicaments destinés au traitement d'une maladie orpheline.
Phase de lancement
Au terme de ce parcours, la phase de lancement peut intervenir. Mais, même après sa commercialisation, le produit continue d'évoluer. On étudie de nouvelles indications ou de nouvelles formes galéniques. Des études à long terme sont lancées. Bien entendu, on enregistre les effets indésirables (pharmacovigilance). Ajoutons qu'à la moindre modification (changement de flacon, de façonnier, de matières premières, etc.), il faut déposer un dossier décrivant les variations qui doivent elles-mêmes être validées par les autorités de santé.
La figure 8-1
Fig. 8-1
Développement d'un médicament et taux d'échec par phase.
propose une schématisation du développement d'un médicament et le taux d'échec par phase.
Conclusion
La description faite dans ce chapitre n'offre jamais qu'un aperçu succinct des grandes étapes qui marquent la naissance des médicaments. C'est également vrai pour les médicaments à prescription facultative. Cette gestation prend en moyenne 10 ans, mais offre aux praticiens et aux patients un maximum de qualité, d'innocuité et d'efficacité.
8.2. La complexité de la relation entre les industriels et les professionnels de santé

M.-F. Mamzer

Introduction
Les entreprises du médicament, tout comme celles des dispositifs médicaux, sont des acteurs de santé majeurs. Leur principale mission sociétale consiste à mettre à disposition des produits de santé d'utilité reconnue, fabriqués conformément à des normes nationales et internationales, et distribués dans le cadre d'indications médicales validées scientifiquement. Il n'en reste pas moins vrai que ces entreprises sont aussi des entreprises commerciales, qui doivent générer des profits, dont une partie est réinvestie dans leurs secteurs recherche et développement. Leur rôle est tout à fait central dans le développement des innovations thérapeutiques, et les firmes pharmaceutiques viennent, par exemple, de démontrer leur capacité de se mobiliser efficacement dans ce domaine en produisant plusieurs vaccins contre la Covid-19 moins d'un an après le début de la pandémie.
La coopération entre professionnels de santé et industriels est incontournable, au bénéfice du progrès médical, de la société et des patients. Pour autant, les relations qui se développent entre les professionnels de santé et les industriels pharmaceutiques n'ont pas toujours été vertueuses. Différents scandales et différentes crises sanitaires ont émaillé l'histoire du médicament, et contribué à ternir l'image de l'industrie pharmaceutique ainsi que celle des professionnels qui s'impliquent à leurs côtés. Il importe donc tout particulièrement d'être collectivement et individuellement vigilant, chaque affaire et chaque scandale ayant des conséquences dramatiques tant pour la santé des victimes directes que pour la confiance envers l'ensemble de l'« écosystème».
Mais la suppression pure et simple de toute interaction entre professionnels de santé et industriels n'est ni possible, ni souhaitable. La plupart de ces interactions sont indispensables à l'atteinte de leur objectif commun complexe : œuvrer au bénéfice thérapeutique de la santé des patients et de la population, en prenant en compte leurs besoins, tout en maîtrisant au mieux les risques sanitaires. L'approche translationnelle actuelle, qui vise à développer des solutions adaptées aux besoins de santé documentés par les professionnels et à offrir les conditions de l'accélération de leur mise à disposition des patients, est particulièrement dépendante de ces partenariats, associant des professionnels du soin, de la recherche académique et les industriels concernés. Elle doit faire l'objet d'une attention spécifique.
Des points de rencontre sensibles tout au long du circuit des produits de santé, depuis leur conception jusqu'à leur prescription
De nombreux points de rencontre entre professionnels de santé et industriels jalonnent la vie des produits de santé, depuis leur conception jusqu'à leur prescription, en passant par les différentes phases de recherche et de développement. Selon leurs compétences et leurs champs d'expertises, les professionnels de santé peuvent endosser différents rôles : concepteurs ou conseillers scientifiques, investigateurs d'essai clinique, auteurs de publications, experts indépendants, ou encore prescripteurs dans le cadre du soin. Que l'initiative de la rencontre émane de l'industriel ou pas, la totalité des interactions qui en découlent sont sensibles pour les professionnels de santé. En effet, en tant que tels, ils y engagent souvent leurs compétences, et toujours leurs responsabilités, leur réputation – voire celle des institutions de recherche ou de soins qui les emploient – ainsi que la confiance des patients et de la société. Ainsi, si les collaborations entre les secteurs académiques et industriels sont fréquentes, et souvent essentielles dans le développement des produits de santé, le degré d'indépendance et les rôles respectifs de chaque partie prenante varient selon les situations.
S'agissant des partenariats de recherche dans le cadre des essais cliniques par exemple, les niveaux d'engagement respectifs des professionnels de santé et des industriels se distribuent selon deux gradients inverses. À l'une des extrémités se situent les essais cliniques purement académiques – ou dans lesquels la contribution industrielle se limite à un soutien financier ou à l'approvisionnement en produits. À l'autre extrémité se trouvent des essais industriels dans lesquels l'implication scientifique des académiques n'est que « symbolique». Les enjeux semblent a priori différents selon qu'un médecin accepte la responsabilité d'investigateur dans une recherche promue et conçue par un industriel contre rémunération, ou qu'il sollicite lui-même un partenariat industriel, que ce soit pour financer un essai, ou pour produire à l'échelle une innovation thérapeutique qu'il a commencé à concevoir, voire à mettre au point dans un laboratoire de recherche académique.
De la même manière, la nature de l'engagement du médecin n'est pas la même lorsque le protocole, conçu par des médecins, cherche une réponse claire à une question clinique précise, ou lorsque le protocole est de facture purement industrielle et poursuit l'objectif d'ajouter une molécule à un panel de traitements concurrents déjà nombreux, efficaces et bien tolérés. Pour le dire autrement, on comprend qu'un médecin soit libre de refuser de s'impliquer dans un essai clinique de phase IV qui pourrait être assimilé à une forme d'achat de prescription. Il serait difficile d'admettre, en revanche, que le même médecin refuse par principe tout partenariat industriel, quitte à priver les patients de la possibilité de mettre sur le marché rapidement et à la bonne échelle un produit innovant et prometteur.
Une fois clarifiées les questions de propriétés intellectuelles, d'intéressement ou de rétribution financière, la plupart des points d'attention dans les processus de recherche promues par l'industrie relèvent soit de l'éthique de la recherche, soit de l'intégrité scientifique, notamment lors du recueil des données, de leur analyse et de la diffusion des résultats.
Plusieurs travaux ont dénoncé les difficultés rencontrées régulièrement par les chercheurs académiques pour conserver leur indépendance scientifique lorsqu'ils sont partie prenante dans des essais cliniques de phase III ou IV financés par les industriels [1 , 2]. Les pratiques de ghostwriting , dans lesquelles un praticien prend indûment la place de premier auteur d'un article qui a été écrit par un auteur rémunéré par le promoteur industriel de l'essai [3-4-5], sont aujourd'hui considérées pour ce qu'elles sont : non seulement des manquements aux règles de l'intégrité scientifique et de l'éthique des publications scientifiques, mais aussi des manipulations d'opinion, car elles confèrent à tort un ancrage académique et une aura d'indépendance à une publication purement industrielle! Dénoncées par le passé, le repérage actuel de ces pratiques et donc la détermination de leur prévalence sont difficiles, mais elles n'en sont pas moins inacceptables [6].
Un autre type d'interactions directes entre professionnels de santé et industriels existe, sous la forme des « visites médicales». Les visiteurs médicaux jouent un rôle dans la promotion des produits de santé, notamment pharmaceutiques. Leur rôle est double. Ils contribuent à la diffusion d'une information pertinente, et scientifiquement fondée, sur l'existence et les indications des produits développés par l'industriel qui les salarie. Mais aussi, voire surtout, ils participent d'une stratégie de marketing relationnel. Chacune de leurs visites, comme chacune des rencontres entre professionnels de santé et industriels, est aussi l'occasion d'établir des relations humaines qui tendent à tisser des liens interpersonnels.
Tout comme les autres liens d'intérêts, notamment financiers, la personnalisation de ces relations est susceptible d'interférer avec les décisions rationnelles des professionnels de santé. Ces derniers doivent donc prendre le temps de penser la juste distance à respecter avec leurs partenaires industriels, tout comme ils le font déjà avec leurs patients. C'est la raison pour laquelle la loi du 29 décembre 2011 a tenté de donner un cadre législatif aux relations entre professionnels de santé et firmes pharmaceutiques : transparence des liens d'intérêts, déclaration des avantages en nature, limitation des « cadeaux» (invitations, hospitalité, etc.), interdiction du dépôt d'échantillons médicaux, expérimentation de nouvelles modalités de la visite médicale à l'hôpital.
Dans le cadre de leurs prescriptions, les professionnels de santé deviennent des sortes de tiers intermédiaires entre les industriels et les patients. Il ne paraît donc ni inutile, ni aberrant d'être vigilant sur la représentation des différentes firmes pharmaceutiques concurrentes dans un secteur thérapeutique particulier, ainsi que sur leurs niveaux d'engagement financier dans des frais d'hospitalité, qui n'apportent aucune plus-value scientifique à leur démarche… De la même manière, il est indispensable pour une instance de régulation qui doit confier une mission d'expertise à un professionnel de santé de connaître auparavant non seulement son niveau d'expertise dans le domaine concerné, mais aussi l'existence, le type et le degré de ses éventuels engagements/partenariats avec l'une ou l'autre des parties prenantes industrielles concernées par les résultats de l'expertise.
Toutes ces interactions entre industriels et professionnels de santé sont donc à considérer au cas par cas, et dans toute leur complexité. À chaque fois, les responsabilités et les rôles des uns et des autres doivent être tracés, transparents, matérialisés par des conventions ou des contrats, identifiant clairement les intérêts financiers, matériels, voire de notoriété en jeu.
La mise en œuvre progressive d'une politique généralisée de déclaration des liens et conflits d'intérêts en réponse à de nombreuses « affaires» médiatisées
Pour l'Assemblée médicale mondiale, un conflit d'intérêt se produit lorsque « le jugement professionnel concernant les soins à apporter à un patient est influencé de manière indue par des intérêts secondaires» [ 7]. Ainsi au sens strict de cette définition, un médecin est en conflit d'intérêt dès lors qu'il assume concomitamment ses missions de soignant et de chercheur. Néanmoins, l'implication des médecins dans d'autres activités que le soin (recherche, enseignement, expertises, consultances, directions d'organismes publics ou privés) n'est pas indue par nature. Le plus souvent, elle est pleinement justifiée par des compétences spécifiques. Ainsi, certains professionnels de santé occupent légitimement des emplois secondaires dans des institutions publiques ou des entreprises privées.
Il n'en reste pas moins, toutes légitimes qu'elles soient, que ces activités peuvent générer des circonstances à risque de les placer en situation de conflit d'intérêt avéré, en compromettant l'impartialité de leurs décisions. En effet, s'il est vraisemblable que les liens de nature à interférer avec l'indépendance des décisions des professionnels de santé sont ceux qui se nouent à l'occasion des échanges directs, sous les formes de liens professionnels, collégiaux, de courtoisie, financiers ou d'amitiés, les risques de conséquences délétères sont surtout notables dans les situations où le professionnel de santé est en position de tiers expert et de décideur. Un partenariat en cours ou le souvenir récent d'un partenariat antérieur constituent le terreau propice à l'acceptation rapide de nouveaux partenariats, mais aussi à des compromissions, au terme de délibérations qui peuvent être tronquées, sur la base de la confiance acquise, sous l'influence d'une dépendance financière ou affective en cours, ou sous l'effet d'un ressentiment.
Au fil du temps, la médiatisation de différentes affaires portant à l'attention du public de graves dérives dans les pratiques des industriels, malgré des partenariats avérés avec des professionnels de santé, a sensibilisé la société à ces sujets dont elle est la première victime. Un invariant du mécanisme de ces dérives peut être résumé au fait de privilégier le profit – celui de l'entreprise et/ou celui du professionnel de santé – aux dépens de la probité publique, voire de la santé des individus ou de la population. Certaines de ces dérives ont constitué de réelles menaces pour la santé publique; d'autres ont directement nui à la santé de patients, jusqu'à entraîner ou accélérer leur décès [ 8]. L'implication de médecins parfois considérés par leurs pairs comme des experts, ayant « accepté des honoraires pour services de conseils ou présentations “pédagogiques” à d'autres médecins», tout en clamant leur indépendance, est un fait avéré [9].
Tous ces scandales ont progressivement conduit à la mise en place d'un dispositif contraignant de déclaration publique des conflits et liens d'intérêts pour les professionnels de santé. C'est d'ailleurs dans le contexte d'un scandale sanitaire – celui du Mediator® –, et devant l'insuffisance des repères éthiques et déontologiques peu ou non contraignants, qu'une première loi a été promulguée en France, sous le nom de loi Bertrand ou « loi anti-cadeau» [10]. Cette loi, qui visait à garantir la transparence financière des liens d'intérêts entre professionnels de santé et industriels, fut l'une des premières pierres d'un dispositif législatif et réglementaire plus vaste, progressivement élargi à toute la fonction publique par la loi n° 2013 relative à la transparence de la vie publique, le Code général de la fonction publique, puis la loi n° 2016-483 du 3 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Ces différents textes définissent désormais la notion de conflit d'intérêt comme « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés, qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif des fonctions de l'agent public».
La mise en œuvre d'une véritable politique de gestion des liens d'intérêts a néanmoins été difficile à mettre en œuvre, car en rupture avec des habitudes profondément ancrées, et ce malgré des sanctions que la loi prévoyait d'emblée. La loi anti-cadeau a ensuite été complétée par l'ordonnance n° 2017-49 du 19 janvier 2017 relative aux avantages offerts par les personnes fabriquant ou commercialisant des produits ou des prestations de santé. Elle vise le maintien de l'indépendance des professionnels de santé en contact direct avec les industriels, notamment dans le contexte de la visite médicale. Désormais, il est non seulement interdit aux professionnels et aux étudiants de santé de recevoir des avantages illicites de la part d'industriels du secteur de la santé, mais il est aussi interdit aux industriels de proposer ou procurer ces avantages aux professionnels de santé.
Ce principe d'interdiction prévoit néanmoins trois types de dérogations : « 1) la rémunération, l'indemnisation et le défraiement d'activités de recherche, de valorisation de la recherche, d'évaluation scientifique, de conseil, de prestation de services ou de promotion commerciale, dès lors que la rémunération est proportionnée au service rendu et que l'indemnisation ou le défraiement n'excèdent pas les coûts effectivement supportés par les personnes; 2) les avantages perçus par les étudiants en médecine pour des activités de recherche dans le cadre de la préparation d'un diplôme; 3) l'hospitalité offerte à des médecins/étudiants en médecine lors de manifestations de promotion ou lors de manifestations à caractère exclusivement professionnel et scientifique, à condition qu'elles soient d'un niveau raisonnable, limitées à l'objectif professionnel et scientifique principal de la manifestation et non étendues à des personnes autres que les professionnels/étudiants directement concernés» [ 11].
Bien sûr, l'ensemble de ces dérogations doivent être rendues publiques, et faire l'objet de conventions spécifiques, adressées, pour les médecins, au conseil de leur Ordre, qui doit se prononcer sur leur conformité avec les obligations déontologiques des praticiens. Par ailleurs, les professionnels de santé, régulièrement sollicités pour siéger en tant qu'experts dans les instances d'évaluation des agences d'État concernées par la santé (notamment l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé [ANSM], la Haute autorité de santé [HAS], les comités de protection des patients [CPP], etc.), sont tenus de rendre préalablement publics leurs liens d'intérêts. Ces déclarations sont enregistrées sur une plateforme dématérialisée (DPI Santé) publique, charge à chacun d'actualiser la sienne autant que de besoin. Au-delà de ces exigences de transparence, les instances de régulation exigent le plus souvent un engagement d'indépendance et de confidentialité, qui doit être signé avant la nomination de l'expert.
Il est vraisemblable que la complexité et la sensibilité des relations entre professionnels de santé et industriels soient de mieux en mieux comprises car les mentalités changent doucement. La communauté internationale des chercheurs se mobilise, publie des procédures et règlements éthiques spécifiques ainsi que des recommandations professionnelles fortes sur les conflits d'intérêts en général [12], ou plus spécifiquement sur les règles de publication des essais cliniques [ 13]. Malheureusement, la plupart des essais cliniques défavorables lors de l'évaluation d'un médicament ou d'un protocole thérapeutique ne sont pas publiés, ce qui fausse l'information de la communauté scientifique. Ce sujet devrait donc être davantage pris au sérieux par les nouvelles générations de chercheurs et de professionnels de santé, sensibilisés dès leur formation initiale à ces enjeux, comme à ceux de l'éthique de la recherche et de l'intégrité scientifique, sous l'autorité de leurs doyens [ 14] et des instances de recherche nationales. La Charte française de déontologie des métiers de la recherche publiée en 2015 insiste d'ailleurs sur l'importance de l'impartialité et l'indépendance dans l'évaluation et l'expertise des recherches, « en déclarant ses liens d'intérêts et en se récusant en cas de conflit potentiel d'intérêts» [ 15].
Il faudrait probablement ajouter à la réflexion sur les liens et conflits d'intérêts susceptibles de naître entre l'industrie pharmaceutique et les professionnels de santé ceux qui sont apparus depuis une vingtaine d'années entre les mêmes firmes et les associations de patients (usagers du système de santé) qui sont intégrés aux décisions à l'ANSM, à la HAS, etc. En effet, ces associations ont légitimement pris du poids dans les décisions des gouvernements et des administrations, mais leur financement est souvent assuré, au moins en partie, par des firmes qui s'intéressent à leur « poids» dans la décision en matière de politique santé.
Bibliographie
Les références peuvent être consultées en ligne à l’adresse suivante : http://www.em-consulte.com/e-complement/477020 .
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Prise de position de l’AMM sur le conflit d’intérêts. Préambule, article 1 : https://www.wma.net/fr/policies-post/prise-de-position-de-lamm-sur-le-conflit-dinterets/ .
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Graham DJ, Campen D, Hui R, et al. Risk of acute myocardial infarction and sudden cardiac death in patients treated with cyclo-oxygenase 2 selective and non-selective non-steroidal anti-inflammatory drugs : nested case-control study, Lancet 2005 ; 365(9458) : 475-81.
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Moynihan R. Des décennies de profits et de scandales pour une industrie pharmaceutique qui mise sur les vaccins. Theconversation.com. 7 décembre 2021.
[10]
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[11]
Les relations médecins-industrie (). .
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Bion J, Antonelli M, Blanch L et al. White paper : statement on conflicts of interest. Intensive Care Med 2018 ; 44 : 1657-68.
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[14]
Charte éthique et déontologique de la conférence des doyens. .
[15]
Charte française de déontologie des métiers de la recherche, 2015. .