Retour
Chapitre 23
Agents hyper- ou hypo-osmotiques

J.-L. Bourges

Rappels à propos de l'osmolarité et des tissus
L'osmolarité permet de mesurer la pression osmotique d'une solution. Elle représente la concentration des particules osmotiquement actives dans une solution, exprimée en osmoles ou en millosmoles par litre de solvant. Comme dans le plasma, les tissus humains, intra- et extracellulaires, ou les matrices interstitielles ont une osmolarité normale de 290 mosmol/l. Une solution isotonique a donc une osmolarité proche de la normale biologique humaine. Par exemple, une solution de glucose à 5 % dans l'eau (le « G5») a une osmolarité à 280 mosmol/l, ce qui la rend quasi isotonique chez l'homme. Une variation d'osmolarité ne se conçoit que s'il existe une barrière au passage des substances osmotiquement actives. Dans un tel système avec une barrière osmotique, c'est-à-dire un obstacle semi-perméable qui empêche les molécules osmotiques de passer mais pas l'eau, il est possible de générer un flux aqueux pour restaurer l'iso-osmolarité de part et d'autre de la barrière qui serait rompue par une substance osmotiquement active. En ajoutant dans une solution aqueuse une molécule osmotiquement active d'un côté de la barrière, le milieu augmente d'osmolarité de ce côté-ci. Il devient hypertonique de ce côté, et hypotonique de l'autre. Une pression osmotique différentielle s'exerce. Elle tend à équilibrer la concentration de la molécule de part et d'autre de la barrière par transfert d'eau. Le flux aqueux libre passe du milieu hypotonique vers celui hypertonique pour rétablir l'isotonie. Si la pression osmotique s'exerce grâce à des protéines comme agent osmolaire, on parle de pression oncotique .
Ainsi, l'ajout d'un composé hypertonique dans le plasma sanguin a pour effet d'attirer le secteur hydrique des tissus vers le compartiment plasmatique. Une solution hypotonique aura l'effet inverse. Si le composant osmotiquement actif ne passe pas la barrière vasculaire, une pression osmotique s'exerce entre le compartiment intra- et extravasculaire. Si le composé ne passe pas passivement la membrane cytoplasmique cellulaire, la pression osmotique s'exerce entre les compartiments intra- et extracellulaire, c'est-à-dire entre le cytoplasme de la cellule et le micro-environnement interstitiel cellulaire.
Cibles oculaires des agents modulant l'osmolarité
En ophtalmologie, en conditions physiologiques, on assimile à des membranes semi-perméables l'agencement tissulaire entre les différents compartiments oculaires appelés « barrières». De part et d'autre de ces barrières actives ou passives, l'action des agents osmotiquement actifs permet d'établir une pression osmotique et parfois oncotique. Des flux hydriques s'organisent. Ils sont physiologiques. Il est possible de les moduler en agissant pharmacologiquement sur le mécanisme actif des barrières, par exemple sur les pompes membranaires ioniques ou sur les canaux transmembranaires. Il est aussi possible d'utiliser des agents osmotiques qui influent directement et passivement sur la tonicité des milieux de part et d'autre d'une structure oculaire qui possède une action de barrière semi-perméable.
Actuellement, les solutions osmotiquement actives ciblent au niveau du globe oculaire principalement la cornée et le vitré.
Agents osmotiques et cornée
La cornée doit maintenir un niveau d'hydratation autour de 78 % d'eau pour rester transparente et d'une épaisseur normale comprise entre 500 et 600 μm. L'endothélium cornéen pompe le flux hydrique vers la chambre antérieure, tandis que l'épithélium cornéen, lui, constitue une barrière passive aux flux hydriques.
Lorsqu'un œdème cornéen se produit, le stroma cornéen est trop hydraté. Il perd sa transparence (fig. 23-1
Fig. 23-1
Œdème stromal altérant la transparence cornéenne.
). L'application topique d'une solution hyperosmotique sur la surface cornéenne permet d'organiser un flux aqueux transépithélial artificiel. Ce flux concourt, avec le travail endothélial, à réduire l'œdème du stroma. Dans ce contexte, les solutions hyperosmotiques trouvent leur utilité en première ligne pour limiter voire assécher l'œdème par « incompétence» endothéliale primaire ou secondaire [1]. Il est ainsi possible de moduler les indications de greffe endothéliale ou de permettre au patient de conserver un confort visuel acceptable en attendant celle-ci.
Les collyres hyperosmotiques sont aussi utilisés dans le but de restaurer temporairement une transparence cornéenne opératoire. En réduisant l'œdème stromal cornéen, il devient transitoirement possible d'accéder visuellement au segment antérieur de l'œil. On peut ainsi, par exemple, opérer une cataracte, lors d'une chirurgie combinée avec une greffe endothéliale, alors qu'il serait aléatoire de le faire en un seul temps derrière un œdème de cornée trop prononcé.
Leur usage a aussi été décrit plus anecdotiquement dans l'œdème cornéen postopératoire de phacoémulsification [2], celui des brûlures chimiques [3], au cours d'hydrops kératocôniques ou dans les piqûres animales [4].
À l'inverse, traiter un stroma trop fin sans impliquer la couche endothélio-descemétique peut s'avérer hasardeux. La procédure de cross-linking (CXL) du collagène cornéen expose par exemple le stroma cornéen du kératocône évolutif à la riboflavine et aux UV, donc à un stress oxydant aigu. Le but est de créer un remodelage matriciel du stroma et d'éviter toute déformation ultérieure. Ce faisant, si la couche profonde endothélio-descémétique est impliquée dans le traitement CXL, les cellules endothéliales normales nécrosent immanquablement. Dans cette situation, il est donc utile d'épaissir artificiellement le stroma cornéen (fig. 23-2
Fig. 23-2
L'utilisation d'un agent topique hypotonique permet de créer un œdème cornéen transitoire sur une cornée kératoconique fine.
Ainsi, la couche endothélio-descémétique est éloignée de la zone de traitement et donc protégée. a. Kératocône : vulnérabilité endothéliale au cross-linking. b. Œdème transitoire : protection endothéliale.
). Pour ce faire, l'application sur la surface cornéenne d'une solution hypotonique de riboflavine à 0,1 % permet de créer un œdème stromal transitoire, sans altérer la fonction endothéliale cornéenne. Il augmente l'épaisseur du stroma cornéen d'approximativement un tiers [5]. Il permet ainsi la réalisation d'un traitement CXL dont la profondeur aurait été nocive autrement.
Enfin, l'osmolarité est aussi mise à profit pour les solutions lubrifiantes oculaires et celles d'entretien des lentilles de contact. En effet, une solution hypotonique permet d'équilibrer une hypertonie de surface oculaire caractéristique du syndrome sec. Elle permet aussi à la phase aqueuse du produit de pénétrer dans le matériau hydrophile d'une lentille de contact souple hydrophile et d'en augmenter son hydratation.
Agents osmotiques et vitré
Le principal compartiment hydrique oculaire est contenu dans le tissu vitréen, qui comble la cavité vitréenne du segment postérieur. Hydraté par l'humeur aqueuse (HA), le vitré est donc aussi une puissante variable d'ajustement hydrique pour l'œil. On comprend ainsi qu'un obstacle à l'évacuation fluide de l'HA contribue à l'hyperhydratation vitréenne, donc à l'hypertension intraoculaire globale. Une substance hypertonique administrée par voie systémique circule dans la choroïde. Elle augmente la volémie intravasculaire aux dépens du secteur hydrique extracellulaire, en l'occurrence le vitré pour l'œil [6]. Elle contribue à dépléter le vitré de son secteur hydrique, donc à limiter son volume. Ce faisant, elle abaisse significativement la pression intraoculaire. Les solutions hypertoniques sont utilisées par voie systémique dans le traitement urgent et de première ligne des élévations pressionnelles intraoculaires aiguës, en particulier la crise aiguë de fermeture de l'angle iridocornéen et les blocages pupillaires.
Principaux agents utilisés en ophtalmologie pour leur action osmolaire
Parmi les très nombreuses solutions possédant une action osmotique, certaines sont plus couramment utilisées en ophtalmologie. Le tableau 23-1
Tableau 23-1
Caractéristiques des agents osmotiques les plus utilisés en ophtalmologie.
Agent osmotiqueConcentrationOsmolaritéTonicité
Mannitol20 %1049 mOsm/lHyper
Mannitol (Osmodrop®)10 %549 mOsm/lHyper
Glucose20 %1110 mOsm/lHyper
Glucose10 %555 mOsm/lHyper
GlycérinePure13570 mosm/kgHyper
Chlorure de sodium20 %6838 mOsm/lHyper
Chlorure de sodium10 %3420 mOsm/lHyper
Chlorure de sodium5 %1710 mOsm/lHyper
Chlorure de sodium0,9 %308 mOsm/lIso
Chlorure de sodium
Riboflavine
0,44 %
0,1 %
154 mOsm/lHypo
en résume les caractéristiques principales. Les solutions hypertoniques à administration systémique humaine sont principalement les préparations d'albumines (par exemple albumine 4 % ou 20 %), les dextrans, les gélatines (par exemple Plasmion®), ou l'hydroxyéthylamidon (HEA). Par exemple, le mannitol 5 % serait isotonique tandis qu'il est hypertonique à 20 % avec une osmolarité de 549 mOsm/l.
Bibliographie
Les références peuvent être consultées en ligne à l’adresse suivante : http://www.em-consulte.com/e-complement/477020 .
Bibliographie
[1]
Marisi A, Aquavella JV. Hypertonic saline solution in corneal edema. Ann Ophthalmol 1975 ; 7(2) : 229-33.
[2]
Tzamalis A, Dermenoudi M, Diafas A, et al. Safety and efficacy of hypertonic saline solution (5 %) versus placebo in the treatment of postoperative corneal edema after uneventful phacoemulsification : a randomized double-blind study. Int Ophthalmol 2020 ; 40(9) : 2139-50.
[3]
Merle H, Mesnard C. Brûlures oculaires. EMC - Ophtalmologie 2020 ; 37(1) : 21-208-A-05.
[4]
Chow SC, Chan JC. Review on the use of topical ocular hypertonic saline in corneal edema. Cornea 2021 ; 40(4) : 533-9.
[5]
Rosenblat E, Hersh PS. Intraoperative corneal thickness change and clinical outcomes after corneal collagen crosslinking : Standard crosslinking versus hypotonic riboflavin. J Cataract Refract Surg 2016 ; 42(4) : 596-605.
[6]
Robbins R, Galin MA. Effect of osmotic agents on the vitreous body. Arch Ophthalmol 1969 ; 82(5) : 694-9.