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Chapitre 24
Pharmacologie des produits anesthésiques en ophtalmologie

G. Guerrier

Introduction
La grande majorité des interventions ophtalmologiques sont réalisées sous anesthésie topique ou sous anesthésie locorégionale qui utilisent les anesthésiques locaux associés à certains adjuvants permettant d'améliorer le niveau de performance anesthésique. Les anesthésiques locaux induisent une perte de sensibilité réversible et localisée, sans altération de la conscience, ni du système nerveux central. Ils agissent en inhibant la conduction des fibres nerveuses de la région concernée.
Ce chapitre est consacré aux spécificités ophtalmologiques de ces médicaments.
Anesthésiques locaux
Structure moléculaire
Les anesthésiques locaux sont constitués d'un noyau aromatique hydrophobe, d'une chaîne intermédiaire formée par une liaison ester ou amide et d'un groupement amine tertiaire hydrophile. Ce sont donc des molécules amphiphiles. Les propriétés pharmacologiques des différents anesthésiques locaux varient principalement en fonction de la nature de la chaîne intermédiaire. C'est pourquoi on distingue les anesthésiques locaux de type amino-amide et amino-ester (tableau 24-1
Tableau 24-1
Anesthésiques locaux à usage ophtalmologique disponibles.
Forme galéniqueFamille chimiqueMoléculeSpécialité
InjectableAmino-amidesBupivacaïneBupivacaïne® Aguettant, Bupivacaïne B Braun®, Bupivacaïne® Mylan 0,25 % 0,5 %
LévobupivacaïneChirocaïne® 0,25 % 0,5 %
LidocaïneLidocaïne® Aguettant 1 %, Lidocaïne® Aguettant sans conservateur 0,5 % 1 % 2 %, Lidocaïne® Aguettant, Adrénaline® 1 % 2 %, Xylocaïne® sans conservateur 0,5 % 1 % 2 %, Xylocaïne® Adrénaline 1 % 2 %, Mésocaïne® 2,5 % 5 %
MépivacaïneCarbocaïne® 1 % 2 %, Mépivacaïne® B Braun 1 % 2 %
RopivacaïneNaropéine® 0,2 % 0,75 % 1 %, Ropivacaïne® Actavis/B Braun/Mylan/Sandoz 0,2 % 0,75 % 1 %, Ropivacaïne® Teva 0,2 %
Amino-estersChlorprocaïneClorotekal® 1 %
ProcaïneChlorhydrate de Procaïne Biostabilex® 2 %, Procaïne Chlorhydrate Lavoisier® 1 % 2 %
TopiqueAmino-amidesLidocaïneXylocaïne® gel urétral 2 %
Amino-estersTétracaïneTétracaïne® Faure Collyre 1 %
OxybuprocaïneChlorhydrate d'oxybuprocaïne® Thea Collyre 1,6 mg/0,4 ml
).
Le nombre d'atomes de carbone de la chaîne intermédiaire peut varier et son allongement augmente la liposolubilité de la molécule. Dans le domaine de l'ophtalmologie, les amino-esters sont conditionnés pour être administrés sous forme topique et les amino-amides sous forme injectable. Parmi les amino-amides, la bupivacaïne, la mépivacaïne et la ropivacaïne possèdent comme groupement un dérivé du pipécoloxylidide (PPX). Le carbone liant la chaîne amide à ce groupement est un carbone asymétrique permettant de distinguer deux énantiomères : isomère lévogyre (S) et isomère dextrogyre (R). Ces deux formes peuvent présenter des caractéristiques pharmacodynamiques, pharmacocinétiques et toxicologiques différentes. L'isomère S d'un anesthésique local présente une toxicité systémique inférieure à celle d'un mélange racémique. C'est le cas de la ropivacaïne qui est l'isomère S de la propivacaïne. Le groupement hydrophobe est constitué d'un groupement acide benzoïque ou para-amino-benzoïque conférant son caractère liposoluble à la molécule. Le groupement amine tertiaire procure un caractère de base faible aux anesthésiques locaux. Ceux-ci possèdent donc une forme basique électriquement neutre (B) et une forme acide ionisée (BH +).
Mécanismes d'action
La forme neutre (B), non ionisée, est la seule capable de diffuser à travers la membrane plasmique des cellules nerveuses et la forme ionisée (BH +) est active et capable de se fixer aux canaux ioniques. Tous les anesthésiques locaux agissent sur les cellules excitables polarisées en inhibant l'entrée des ions sodium dans le cytoplasme, permettant de freiner la transmission des potentiels d'action au sein des cellules nerveuses. Leur action nécessite une pénétration intracellulaire. Il faut distinguer les canaux sodiques « concentration-dépendants» dont l'ouverture est fonction du gradient de sodium entre les secteurs intra- et extracellulaire et les canaux sodiques « voltage-dépendants» responsables de la création et de la propagation du potentiel d'action au sein des cellules excitables. La stimulation des récepteurs membranaires des cellules sensitives entraîne l'ouverture des canaux « voltage-dépendants», l'augmentation transitoire de la perméabilité membranaire aux ions sodium. L'agent anesthésique ne peut se fixer au canal sodique que si celui-ci est en position ouverte, c'est-à-dire s'il a reçu un stimulus électrique. Une cellule nerveuse stimulée de manière répétée est donc plus sensible à l'action de l'anesthésique local.
Les anesthésiques locaux ont la capacité d'inhiber tous les types de fibres nerveuses : sensorielle, sensitive, motrice ou végétative. Les cellules nerveuses sont d'autant plus sensibles qu'elles sont amyéliniques ou qu'elles sont myélinisées mais possèdent un faible diamètre. Ce second point s'expliquerait tout d'abord par le fait que l'épaisseur de la couche de myéline diminue avec le diamètre de la fibre nerveuse. Par ailleurs, pour entraîner le blocage de l'influx nerveux, l'anesthésique doit avoir inhibé un nombre suffisant de nœuds de Ranvier. Or, lorsque le diamètre d'une cellule nerveuse est plus faible, les nœuds de Ranvier sont plus proches; l'anesthésique doit donc diffuser sur une plus courte distance pour inhiber le nombre de nœuds suffisant, et le blocage est plus facile. Les premières fibres nerveuses bloquées sont donc les fibres de type C, de petit diamètre et amyéliniques, suivies des fibres Aδ myélinisées mais de faible diamètre, et enfin les fibres Aα, Aβ et Aγ. Par conséquent, les anesthésiques locaux entraînent une inhibition nerveuse selon la chronologie suivante : système nerveux autonome, nociception, perception thermique, toucher, proprioception et fonctions motrices. La récupération se fait dans l'ordre inverse. Le blocage des messages nerveux de type orthosympathique est utile puisque celui-ci participe au développement du stress chirurgical, qui amplifie et entretient les phénomènes douloureux.
Pharmacocinétique
Absorption
Un anesthésique local administré par voie topique est dissous dans le film lacrymal à hauteur du contenu du lac lacrymal, l'excédent étant éliminé par trop-plein. Chez l'homme, le lac lacrymal contient 7 à 10 μl et peut aller jusqu'à 25 à 30 μl avant écoulement par trop-plein. Puisque le volume d'une goutte représente 50 μl, l'administration simultanée de deux gouttes ne présente pas d'intérêt, puisque le lac lacrymal est comblé dès la première goutte. La quantité d'anesthésique local absorbée par la cornée et la conjonctive dépend de sa capacité de diffuser au sein de ces tissus et du temps passé dans le cul-de-sac lacrymal (qui varie selon le drainage par les voies lacrymales, l'affinité aux protéines et la métabolisation par les enzymes contenues dans les larmes). La cornée représente une barrière trilaminaire dont chaque couche possède des affinités variables aux différents degrés d'ionisation des anesthésiques locaux. L'épithélium cornéen laisse passer facilement les agents anesthésiques liposolubles et freine la forme ionisée. Pour faciliter le passage de cette première barrière, il est possible d'ajouter à la préparation des conservateurs altérant l'épithélium, d'autant plus efficaces lors de sécheresse oculaire, ou, au contraire, de fixer le pH de la solution, au moyen d'un « tampon», de façon à ce que le ratio des formes ionisées et non ionisées soit favorable. La diffusion au sein du stroma est ensuite favorisée par le caractère hydrophobe de la molécule, et enfin l'endothélium bloque la diffusion des molécules de haut poids moléculaire. Cela explique la nécessité pour les anesthésiques locaux topiques de posséder des propriétés amphiphiles.
Distribution
La diffusion par voie topique se fait de deux manières : une partie est drainée par les voies d'évacuation de l'appareil lacrymal pour être ensuite majoritairement absorbée au niveau de la muqueuse nasale et passer dans la circulation générale. L'autre partie diffuse passivement à travers la cornée, la sclère et la conjonctive, et sa force de diffusion dépend du gradient de concentration entre le film lacrymal précornéen et l'épithélium. Cette force de diffusion est directement proportionnelle à la concentration en anesthésique dans le film lacrymal (fig. 24-1
Fig. 24-1
Distribution des anesthésiques locaux administrés par voie topique.
). La durée d'action d'un anesthésique topique étant proportionnelle au temps de liaison avec ses récepteurs neuronaux, elle dépend de la structure chimique de la molécule, de la quantité administrée et de la balance entre l'absorption et l'élimination. La vitesse de diffusion des anesthésiques injectables au sein des tissus est fonction de la vasomotricité locale, des propriétés de la molécule et de sa concentration. Cette dernière dépend de la quantité injectée, des caractéristiques physicochimiques de la substance, du site d'injection et de l'adjonction ou non de vasoconstricteur. L'administration topique d'une goutte de chlorhydrate d'oxybuprocaïne 0,4 % induit une anesthésie locale dans un délai inférieur à une minute. L'anesthésie de la cornée atteint un pic d'action autour de la 15 e minute après administration avant de décroître en intensité durant les 45 minutes suivantes. Par ailleurs, l'anesthésie se prolonge entre 20 et 60 minutes en fonction des individus. Que la voie d'administration soit topique ou injectable, les anesthésiques locaux sont progressivement drainés du site d'administration vers la circulation générale. Par cette voie, ils ne subissent pas de premier passage hépatique. Une fois dans la circulation générale, une fraction d'anesthésique se lie aux protéines plasmatiques et une autre fraction reste libre, à l'origine du risque de toxicité systémique favorisée par l'acidose, l'hypercapnie, l'insuffisance hépatocellulaire et la dénutrition. Concernant l'utilisation du gel de lidocaïne, plus le gel est laissé en place longtemps, plus la concentration intracamérulaire en lidocaïne augmente. Cependant, cette concentration intracamérulaire n'est pas corrélée au niveau d'anesthésie obtenu. Un temps d'application supérieur à 10 minutes n'améliore pas la qualité de l'anesthésie peropératoire [1].
Métabolisme
Les amino-esters subissent une hydrolyse par des estérases plasmatiques et tissulaires, dont certaines sont présentes au sein des tissus de l'œil. Les amino-amides, en revanche, sont métabolisés uniquement dans le foie, par des réactions de conjugaison faisant intervenir les enzymes de la famille du cytochrome P450. La coupure de la liaison amide est plus lente pour les dérivés PPX, et cela est d'autant plus marqué que la chaîne alkyl portée par le cycle pipéridine est longue (1 carbone pour la mépivacaïne, 3 carbones pour la ropivacaïne et 4 carbones pour la bupivacaïne). Une faible part des anesthésiques locaux administrés est éliminée sous forme active par voie urinaire. Chez l'homme, on estime que cette clairance urinaire représente moins de 2 % de la quantité administrée pour la lidocaïne, 5 % pour la bupivacaïne et plus de 10 % pour la mépivacaïne. Les métabolites sont tous éliminés par voie urinaire.
Temps de demi-vie plasmatique
Le temps de demi-vie plasmatique est variable en fonction de l'anesthésique local. Cette donnée n'informe pas sur la durée d'action de l'anesthésie locale, mais permet d'évaluer le risque d'accumulation lorsqu'on souhaite renouveler l'administration. Les amino-amides nécessitant une métabolisation hépatique, leur demi-vie plasmatique est globalement plus élevée que celle des amino-esters (tableau 24-2
Tableau 24-2
Temps de demi-vie des anesthésiques locaux.
Anesthésique localDemi-vie (minutes)
Prilocaïne90
Lidocaïne90
Mépivacaïne115
Bupivacaïne210
).
Propriétés
Influence sur la cicatrisation
Les avis sur l'influence des anesthésiques locaux sur la cicatrisation tissulaire ne sont pas unanimes. L'infiltration de lévobupivacaïne le long d'une incision cutanée favoriserait la cicatrisation tissulaire sur des modèles animaux [2]. D'autres études mettent en évidence l'absence d'influence des anesthésiques locaux sur la cicatrisation [3]. La lidocaïne et la bupivacaïne inhibent la prolifération des cellules souches mésenchymateuses in vitro [4] et réduisent la production de collagène avec un effet pro-inflammatoire sur le modèle animal [5], induisant un potentiel retard de cicatrisation. Les anesthésiques locaux pourraient altérer la cicatrisation cornéenne [6].
Activité antimicrobienne
Les anesthésiques locaux possèdent une activité antibactérienne et antifongique in vitro aux concentrations habituelles (bupivacaïne de 0,125 % à 0,75 %, lidocaïne de 1 % à 5 %). Celle-ci augmente avec la concentration en anesthésique, le temps d'exposition et la température. Elle varie aussi en fonction de la molécule anesthésique, avec une activité supérieure de la bupivacaïne et de la lidocaïne à celle de la ropivacaïne. L'activité antibactérienne ne semble en revanche pas équivalente pour tous les anesthésiques locaux. L'activité antimicrobienne des anesthésiques locaux topiques a été analysée sur les souches bactériennes les plus couramment isolées lors d'un ulcère cornéen [7] (tableau 24-3
Tableau 24-3
Concentration minimale inhibitrice de trois anesthésiques locaux sur quatre souches bactériennes.
Staphylococcus aureusPseudomonas aeruginosaStreptococcus pneumoniaeStaphylococcus epidermidis
Proparacaïne 0,5 %Non testéNon testéNon testé2,5 mg/ml
Tétracaïne 1 %[0,625–1,25] mg/ml
Oxybuprocaïne 0,4 %[1–2] mg/ml
). Une modification de la perméabilité membranaire des micro-organismes responsable de la lyse cellulaire pourrait expliquer cette propriété antibactérienne.
Facteurs influençant l'activité des anesthésiques locaux
Degré d'ionisation
Chaque anesthésique local possède une constante de dissociation propre (Ka) déterminant la proportion de molécules sous forme ionisée (BH +) et non ionisée (B) dans une solution de pH donné. Le pKa des anesthésiques locaux varie de 7,7 pour la mépivacaïne à 8,9 pour la procaïne. Lorsque la solution anesthésique est administrée, son pH s'équilibre rapidement avec celui du milieu extracellulaire. Or, le pH physiologique plasmatique et lacrymal est en moyenne de 7,4; la forme ionisée (BH +) est donc majoritaire. Pour un anesthésique donné, lorsque le pH du milieu diminue, la proportion de molécules sous forme neutre (B) diminue. C'est pourquoi l'anesthésie locale est moins efficace en contexte inflammatoire ou infectieux, responsable d'une acidification du milieu local.
Liposolubilité
La bonne liposolubilité d'un agent anesthésique diminue son délai d'action. En effet, plus la molécule est lipophile, plus son passage à travers la membrane plasmatique de la cellule nerveuse est facile et, par là même, son accès au site de fixation sur les canaux sodiques « voltage-dépendants». De plus, pour les médicaments administrés sous forme de collyre, la liposolubilité facilite aussi le passage de l'épithélium cornéen. Par ailleurs, plus la molécule est hydrophobe, plus sa diffusion est grande et son élimination faible, ce qui signifie une augmentation de la puissance et de la durée d'action de l'anesthésique.
Force de liaison aux protéines
Un agent anesthésique possédant une haute affinité pour la protéine intracellulaire des canaux sodiques possède une durée d'action prolongée. Les amino-amides sont fortement liés aux protéines grâce à leur liposolubilité marquée, ce qui leur confère une durée d'action plus longue que les amino-esters, qui possèdent les caractéristiques inverses. Au sein de la famille des amino-esters, on peut citer la tétracaïne qui possède une force de liaison 13 fois supérieure à celle de la procaïne et ainsi une durée d'action 3 à 7 fois plus longue.
Vasomotricité
La majorité des anesthésiques locaux induisent une vasodilatation locale qui présente trois inconvénients : premièrement, elle favorise la diffusion du produit hors du site d'administration et, par conséquent, la baisse de concentration locale, ce qui diminue l'efficacité; deuxièmement, elle entraîne une diffusion plus rapide de l'anesthésique local vers la circulation générale, majorant le risque de toxicité; enfin, elle favorise un potentiel saignement susceptible de gêner l'opérateur.
Stabilité
Les anesthésiques locaux sont en général commercialisés sous forme de sels hydrosolubles. Les chlorhydrates sont préparés par salification au moyen d'acide chlorhydrique, acide fort. Ce sont habituellement des sels acides. Les anesthésiques locaux possèdent une très bonne stabilité à température ambiante, soit entre 15 et 30 °C. On considère que tout changement d'aspect, tel que la présence de précipité, un changement de couleur ou une turbidité, peut être le signe d'une dégradation physicochimique du médicament. En revanche, aucune donnée n'est disponible au sujet de la stabilité des mélanges d'anesthésiques. Il est donc conseillé de jeter ces préparations après usage, d'autant plus que le risque de contamination microbienne est majoré lors d'un mélange.
Toxicité
Toxicité locale
Toxicité locale des anesthésiques locaux par voie injectable
L'injection accidentelle d'anesthésique local dans un muscle oculomoteur peut être responsable d'une parésie oculomotrice avec diplopie. Cette myotoxicité est réversible d'autant plus rapidement que la demi-vie d'élimination du produit est courte. De très rares cas de parésie permanente ont été décrits avec la bupivacaïne [8]. Le mécanisme à l'origine de cette toxicité impliquerait une altération du métabolisme énergétique mitochondrial et la perturbation de l'homéostasie calcique musculaire. L'injection péribulbaire d'anesthésique local est susceptible de modifier la pression intraoculaire (PIO) et le flux sanguin oculaire pulsatile. L'augmentation de la PIO suite à une anesthésie injectable péribulbaire, rétrobulbaire ou sous-conjonctivale peut être significative, mais elle est transitoire et spontanément résolutive. On peut observer une diminution significative du flux sanguin oculaire pulsatile, à l'exception de l'administration d'anesthésique local par voie sous-conjonctivale [9]. Ces variations hémodynamiques seraient secondaires à la compression de la vascularisation péribulbaire et rétrobulbaire par effet volume. Les propriétés vasomotrices intrinsèques des anesthésiques locaux semblent également être impliquées [10]. À concentration équivalente, la ropivacaïne entraîne une baisse plus importante du flux sanguin pulsatile que la bupivacaïne dont les propriétés vasoconstrictrices sont inférieures à celles de la ropivacaïne.
Toxicité locale des anesthésiques locaux par voie topique
Des cas de kératite toxique ont été décrits par dégradation des desmosomes et du cytosquelette inhibant la migration épithéliale [4]. Il s'agit de kératite punctiforme avec ulcérations superficielles chroniques pouvant se compliquer d'une kératite infectieuse secondaire. Par ailleurs, les anesthésiques locaux peuvent retarder la cicatrisation de lésions cornéennes préexistantes. La proparacaïne induit une déstabilisation du film lacrymal précornéen. On observe l'apparition d'œdème cornéen stromal, de plis de la membrane de Descemet, d'anneau immunitaire de Wessely (dépôts de complexes immuns au sein du stroma) et la destruction de cellules endothéliales. Enfin, les anesthésiques locaux peuvent induire une réaction d'hypersensibilité locale, en particulier les amino-esters.
Toxicité systémique
Les effets indésirables systémiques secondaires à l'usage d'anesthésiques locaux sont observés lors de surdosage. Le plus souvent, cela a lieu lors d'injection intraveineuse accidentelle (signes immédiats d'intoxication) et parfois lorsque la dose administrée est trop élevée et que la diffusion dans la circulation générale est rapide (signes différés d'intoxication) [5]. Les anesthésiques locaux induisent une dépression cardiaque par leurs propriétés inotrope, chronotrope et dromotrope négatives. La baisse de contractilité myocardique, la bradycardie et la diminution de conduction sont à l'origine d'une dégradation du débit cardiaque. La diminution de la fréquence cardiaque est proportionnelle à la concentration plasmatique en anesthésique local dans le cas de la procaïne, de la lidocaïne, de la mépivacaïne et de la bupivacaïne. Le pouvoir chronotrope négatif de ces anesthésiques est proportionnel à leur puissance, ce qui les classe par ordre décroissant dans l'ordre suivant : bupivacaïne > lidocaïne > mépivacaïne > procaïne [11]. Par ailleurs, ces agents (en particulier la bupivacaïne et la ropivacaïne) sont pro-arythmogènes, responsables de potentiels troubles du rythme ventriculaires de type tachycardie ventriculaire, torsade de pointes ou bradycardie extrême, suivis de fibrillations ventriculaires ou d'asystolie parfois réfractaires.
Les anesthésiques locaux agissent également sur le système vasculaire par leurs propriétés vasomotrices. Lorsque leur concentration plasmatique est faible, ils induisent une vasoconstriction périphérique, alors qu'à forte concentration, une vasodilatation se met en place. Par conséquent, si la concentration plasmatique de l'anesthésique local est élevée, la vasodilatation périphérique s'ajoute à la baisse du débit cardiaque pour engendrer un état d'hypotension, pouvant aller jusqu'au choc hypotensif.
Lorsqu'ils passent dans la circulation générale, les anesthésiques locaux présentent une action sur le système nerveux central. Les effets observés dépendent de la concentration plasmatique en anesthésique local. Pour des concentrations plasmatiques faibles, comprises entre 2 et 4 μg/ml, les effets sont mineurs et se limitent à des troubles de l'accommodation et des vertiges. Par ailleurs, à faible concentration, les anesthésiques locaux possèdent des propriétés antiépileptiques. Au-delà de 8 μg/ml, on observe des signes d'excitation secondaires au blocage préférentiel d'aires cérébrales inhibitrices. Les signes cliniques neurologiques peuvent associer agitation, syndrome confusionnel avec désorientation spatiotemporelle, logorrhée, tremblements, myoclonies pouvant évoluer vers des crises convulsives tonicocloniques généralisées. Ce toxidrome est souvent précédé d'une dysgueusie avec goût métallique dans la bouche et paresthésies péribuccales pathognomoniques d'une intoxication aux anesthésiques locaux. Lorsqu'une concentration plasmatique supérieure à 10 μg/ml est atteinte, les anesthésiques locaux ont alors une action centrale inhibitrice à l'origine d'un état de coma et d'une dépression cardiovasculaire et respiratoire pouvant aller jusqu'à l'arrêt respiratoire [12]. Le traitement de référence de l'intoxication systémique aux anesthésiques locaux repose sur l'administration d'émulsion lipidique à 20 % par voie intraveineuse, dont l'action est variable en fonction de la liposolubilité de l'anesthésique local en cause [13].
Les réactions allergiques sont plus fréquentes avec les amino-esters qu'avec les amino-amides. Ces réactions restent peu fréquentes et sont en général des réactions d'hypersensibilité retardée. Les signes cliniques peuvent être locaux ou généraux, allant jusqu'à l'apparition d'un choc anaphylactique, ce dernier étant observé principalement avec les dérivés amino-esters. De rares réactions allergiques aux amino-amides sont rapportées. Entre 1996 et 2016, le réseau français de pharmacovigilance a recensé 26 cas de réactions allergiques à la lidocaïne, parmi lesquelles une majorité de réactions cutanées immédiates (urticaire, prurit, érythème), un choc anaphylactique et un bronchospasme. Ces sujets répondaient positivement aux tests d'intradermoréaction et de provocation; ceux-ci peuvent donc être utiles à mettre en place en cas de doute. On note aussi que les réactions croisées entre les différentes molécules anesthésiques sont possibles [14].
Produits adjuvants
Hyaluronidase
La hyaluronidase est une enzyme qui a la propriété d'hydrolyser l'acide hyaluronique, diminuant ainsi la viscosité des tissus et des liquides qui en renferment. Elle assure donc une meilleure diffusion des anesthésiques locaux à travers les tissus, assortie d'une efficacité augmentée, d'un délai d'action raccourci et d'une zone anesthésiée plus étendue. Cependant, cela ne doit pas autoriser une baisse de précision lors de la réalisation d'anesthésie locale ou locorégionale, puisque les fascias restent imperméables à la diffusion de l'anesthésique local, même en présence de hyaluronidase. Lors de bloc péribulbaire ou rétrobulbaire, l'adjonction de hyaluronidase dans la solution anesthésique permet d'augmenter l'efficacité de l'anesthésie locale, pour un volume et une technique identiques. Son utilisation permet ainsi de limiter le volume nécessaire pour une efficacité anesthésique similaire tout en réduisant le risque de myotoxicité et d'altération du flux sanguin oculaire pulsatile. Il existe un risque de réaction allergique à ce produit caractérisé par un œdème orbitaire et une augmentation de la PIO [15].
Par ailleurs, la hyaluronidase était initialement extraite de testicules de boucs et la crainte de transmission de pathogènes à agents non conventionnels comme les prions a entraîné son retrait du marché en France en 2001. La hyaluronidase recombinante est aujourd'hui utilisée, mais son un coût est élevé. La concentration en hyaluronidase recommandée reste un sujet controversé, avec des dosages proposés allant de 3,75 à 300 UI/ml en fonction des études. Les solutions utilisées en pratique courante possèdent souvent des concentrations entre 20 et 25 UI/ml, sans aucune preuve expérimentale de l'intérêt de ces dosages.
Bicarbonate
Il est possible d'augmenter le pH de la solution anesthésique en ajoutant du bicarbonate de soude, permettant non seulement d'augmenter l'efficacité de l'anesthésie locale, mais aussi de réduire l'intensité de la douleur liée à l'injection du produit [16].
Adrénaline
L'ajout de molécules vasoconstrictrices aux collyres anesthésiques, en particulier l'adrénaline [6], permet non seulement de prolonger la durée d'action de l'anesthésique local, mais aussi de réduire le pic de concentration plasmatique. En revanche, cela n'augmente pas le temps nécessaire pour atteindre la concentration plasmatique maximale. Par ailleurs, la vasoconstriction locale présente l'avantage de limiter les saignements. Les solutions d'anesthésiques injectables adrénalinées présentent habituellement une concentration d'adrénaline de 1 pour 200000, soit 5 μg/ml. Lorsque la zone concernée possède peu ou pas de vascularisation collatérale, l'usage d'une solution d'anesthésique local adrénalinée peut être à l'origine d'une nécrose ischémique [17]. Le passage dans la circulation générale d'adrénaline peut être à l'origine d'arythmies cardiaques. Il faut donc être particulièrement attentif à ne pas réaliser d'administration intraveineuse accidentelle lorsque l'on utilise une solution d'anesthésique local adrénalinée [18].
Bibliographie
Les références peuvent être consultées en ligne à l’adresse suivante : http://www.em-consulte.com/e-complement/477020 .
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