Introduction
Des alcaloïdes végétaux aux anticorps monoclonaux et aux produits de thérapie génique, des récepteurs adrénergiques ou cholinergiques à la pharmacologie moléculaire et à la pharmacogénomique, l'ophtalmologie a bénéficié de tous les progrès des sciences du médicament, aussi bien sur le versant de la pharmacodynamie et de la pharmacocinétique que sur le versant des formulations galéniques et des dispositifs médicaux innovants. Notre génération a connu la révolution des médicaments injectables dans le vitré, des anti-VEGF, des implants à libération prolongée, des dispositifs adjuvants à la chirurgie du glaucome et vitréo-rétinienne et la révolution de la thérapie génique.
C'est au XIX e siècle que la naissance des médicaments modernes a ouvert de nouvelles voies à la pratique ophtalmologique, avec, d'une part, la pratique de l'anesthésie générale (le protoxyde d'azote en 1846, puis l'éther et le chloroforme en 1847) et de l'anesthésie locale (en 1884, c'est un ophtalmologiste, Carl Koller, qui introduisit l'utilisation de la cocaïne comme anesthésique local); d'autre part, l'antisepsie chirurgicale, prônée par Joseph Lister en 1869, qui permit de sécuriser les suites opératoires en limitant le risque infectieux, mais avec la difficulté de choisir un antiseptique bien toléré par la conjonctive et la cornée [1] .
Ce n'est qu'avec la fondation d'une ophtalmologie clinique et scientifique par Albrecht Von Graefe à Berlin, dans les années 1860, que des développements spécifiques à la pharmacologie oculaire ont pu voir le jour [2] . Le meilleur exemple en est l'exploration des hypertensions intraoculaires et de la définition des glaucomes, qui a ouvert la voie à leur traitement. Outre les alternatives chirurgicales, des médicaments furent utilisés dès les années 1860. Heinrich F. G. Mein et Philip L. Geiger avaient, séparément, dès 1831, purifié l'atropine à partir des feuilles de belladone, et l'hyoscyamine à partir des graines de jusquiame en 1833. Les effets myotiques des extraits de fève de Calabar (provenant d'Afrique équatoriale) étaient connus dans le cadre de leur usage traditionnel, mais leur principe actif, l'ésérine (ou physostigmine), ne fut isolé qu'en 1864 et très vite utilisé en collyre pour obtenir une contraction de la pupille. Quant à la pilocarpine, extraite d'un arbuste chinois, elle fut isolée en 1874 par Hardy et Gerrard, et également d'emblée utilisée comme traitement du glaucome. En 1894, la première biothérapie fut utilisée en ophtalmologie à la suite de l'observation des effets bénéfiques de l'administration du sérum antidiphtérique sur les manifestations oculaires de la maladie [3] .
Les biothérapies « modernes» se sont développées à partir de l'observation de l'ophtalmologiste israélien Isaac Michaelson qui émit des 1948 l'hypothèse qu'un facteur angiogénique X soluble produit par la rétine ischémique serait responsable de la rubéose irienne. Les travaux pionniers de Judah Folkman en 1969 [4] ont d'abord connu un essor en cancérologie avec le concept de « no vessel-no tumor» . Plusieurs groupes ont alors travaillé de concert pour identifier le VEGF, puis produire les anticorps neutralisants. Napoleone Ferrara, jeune postdoctorant italien, recruté par la firme Genentech en Californie, réussit à identifier le VEGF, que le biologiste Jean Plouet avait aussi extrait et nommé « vasculotropine». Dès 2005, des ophtalmologistes américains ont administré dans le vitré les anti-VEGF utilisés dans le traitement des cancers [5] . La vingtaine d'années qui s'est écoulée depuis l'irruption de ces nouveaux médicaments a ouvert la voie à de nouvelles hypothèses dans un champ médical qui auparavant était essentiellement voué au fatalisme ou au découragement. Les biologistes, les ophtalmologistes, les laboratoires académiques et l'industrie pharmaceutique ont apporté, chacun, leur pierre à l'édifice d'une connaissance solide sur laquelle s'est construit un champ thérapeutique nouveau, au bénéfice des patients.
Pour d'autres maladies de la rétine, de nouvelles pistes thérapeutiques sont apparues : antioxydants, facteurs anti-amyloïdes, modificateurs de la cascade du complément, neuroprotecteurs, inhibiteurs du cycle visuel, thérapie génique et thérapie cellulaire [6] . Au cœur de celles-ci, les cellules souches ont probablement toute leur place. Plusieurs études précliniques et cliniques de phase I/II utilisant des cellules photoréceptrices/épithéliales pigmentaires rétiniennes différenciées en phase terminale, dérivées de cellules souches pluripotentes, semblent apporter la preuve de concept pour la restauration visuelle dans la dégénérescence maculaire liée à l'âge, la maladie de Stargardt et la rétinite pigmentaire [7] . Ces thérapies cellulaires sont également utilisées en pratique clinique pour traiter des maladies de la surface oculaire et la thérapie génique se développe aussi dans ce domaine.
L'avenir est brillant et lumineux. Les ophtalmologistes ont la chance de vivre des mutations majeures, qu'il s'agisse des pratiques chirurgicales ou des thérapies innovantes. Tout commence par l'observation clinique et la compréhension des mécanismes pharmacologiques, et se noue au lit du patient, quand le médecin se saisit de la question pour proposer une réponse thérapeutique.
L'innovation thérapeutique naît du fruit de la collaboration d'une chaîne d'expertises complémentaires et chacune essentielle et non substituable. Une longue chaîne qui peut s'étendre sur plus de dix ans. C'est pourquoi biologistes, chercheurs, pharmaciens, ophtalmologistes, industriels ont contribué à la rédaction de ce rapport.
Il était important que la Société Française d'Ophtalmologie, consciente des enjeux que représente l'approche médicamenteuse et des biothérapies pour la prévention, le traitement, la correction des troubles de la vision, fasse le point de l'état des lieux pour les médicaments et biothérapies en ophtalmologie. C'est chose faite.
Francine Behar-Cohen, François Chast
Dédicaces
Nous dédions ce rapport de la Société Française d'Ophtalmologie pour 2023, Médicaments et biothérapies en ophtalmologie , à notre Cher Maître, le Professeur Yves Pouliquen, de l'Académie Française, ancien chef du service d'ophtalmologie de l'Hôtel-Dieu, Professeur à l'Université René Descartes, Directeur de l'unité de recherche Inserm 86 «Physiopathologie de l'œil».

Notre rendons hommage au docteur Bruno Fayet, spécialiste des voies lacrymales, notre collègue et ami, qui nous a quitté brutalement à l'été 2022, en pleine rédaction du rapport.
Francine Behar-Cohen, François Chast
Bibliographie
[1]
Fishman R. AJO History of Ophthalmology Series : The place of Lister in modern surgery. Am J Ophthalmol 2011 ; 151(5) : 857.
[2]
Wheeler JR. History of ophthalmology through the ages. Br J Ophthalmol 1946 ; 30(5) : 264-75.
[3]
Magdelaine-Beuzelin C, Pinault C, Paintaud G, Watier H. Therapeutic antibodies in ophthalmology : old is new again. MAbs 2010 ; 2(2) : 176-80.
[4]
Folkman J. Tumor angiogenesis : therapeutic implications. N Engl J Med 1971 ; 285 : 1182-6.
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Cabral de Guimaraes TA, Daich Varela M, Georgiou M, Michaelides M. Treatments for dry age-related macular degeneration : therapeutic avenues, clinical trials and future directions. Br J Ophthalmol 2022 ; 106(3) : 297-304.
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Nair DR, Thomas B. Stem cell based treatment strategies for degenerative diseases of the retina. Curr Stem Cell Res Ther 2022 ; 17(3) : 214-25.