C'est jeune interne dans le service d'ophtalmologie de l'Hôtel-Dieu, dirigé par le Professeur Yves Pouliquen, que je prescrivis trois « bolus» de Solumédrol® pour traiter un rejet aigu de greffe de cornée, conformément au protocole. La cornée s'éclaircit mais le patient fut transféré en psychiatrie à la suite d'un épisode psychotique aigu, effet secondaire du traitement corticoïde qui lui avait été administré. Pourquoi prescrire une corticothérapie systémique, au risque de causer des effets indésirables sévères, quand seul l'œil est atteint? C'est le début d'un long cheminement, qui me conduisit à m'interroger sur la pharmacocinétique des corticoïdes administrés par voie générale ou locale, sur leur effets anti-inflammatoires ou immunosuppresseurs, sur leurs mécanismes d'action en fonction de la dose et de la voie d'administration, et enfin sur la possibilité de traiter localement une réaction immune systémique. Mon intérêt, je dirais même ma passion pour la pharmacologie oculaire et le développement de nouvelles méthodes d'administration et de vectorisation des médicaments intraoculaire sont nés de ces questions posées par des situations cliniques.
Nos pratiques thérapeutiques, variables selon les écoles, sont souvent empiriques et les médicaments utilisés en ophtalmologie sont parfois prescrits hors AMM. La médecine basée sur des preuves fait défaut dans de nombreux domaines et les connaissances fondamentales restent fragmentées, empruntées ou extrapolées d'autres domaines de la médecine, mais non validées. Les connaissances approfondies de pharmacologie oculaire peuvent alors guider le praticien dans ses choix thérapeutiques.
N'étant ni pharmacienne, ni chimiste, mais ophtalmologiste et biologiste, c'est grâce à des collaborations multidisciplinaires qu'avec mon équipe à l'INSERM j'ai mené des travaux dans le domaine de la vectorisation des médicaments oculaires, de la recherche préclinique jusqu'aux essais chez l'homme. Nous avons développé la iontophorèse oculaire, la voie d'administration suprachoroïdienne, l'administration intraoculaire de vecteurs polymériques et peptidiques particulaires et des stratégies de thérapie génique non virale. Mon équipe repositionne des médicaments connus pour des applications ophtalmologiques et travaille à l'élucidation des mécanismes d'action des médicaments.
En pratique clinique, la collaboration très étroite et historique de mon maître, le Professeur Yves Pouliquen, avec le Professeur François Chast, chef du service de pharmacie à l'Hôtel-Dieu, a facilité le développement de formulations oculaires originales dès 1987 et le conditionnement de médicaments injectables à visée ophtalmologique, dont le reconditionnement du bévacizumab, réalisé par les équipes de François Chast à l'Hôtel-Dieu dés 2008.
Quand la SFO m'a fait l'honneur de me confier le rapport sur les médicaments en ophtalmologie, c'est tout naturellement que j'ai sollicité François Chast, pharmacien, comme co-rapporteur. Le duo ophtalmologiste-pharmacien s'imposait pour la rédaction de ce rapport. Ce livre n'est pas un guide thérapeutique; il en existe d'excellents en ophtalmologie. C'est un manuel sur les bases fondamentales et pratiques de la pharmacologie oculaire qui s'étend jusqu'aux stratégies thérapeutiques les plus récentes, y compris les biothérapies. Nous avons souhaité qu'il soit pratique et couvre les aspects réglementaires des médicaments et dispositifs médicaux adjuvants ou associés à la chirurgie.
La rédaction d'un rapport de la SFO est avant tout un travail de groupe. Nos collègues ophtalmologistes, biologistes et pharmaciens apportent ici des visions complémentaires sur les médicaments courants comme sur les développements les plus récents en biothérapie. La rédaction de ce rapport a été entrecoupée par l'épisode de la pandémie de la Covid-19 et je remercie tous les collègues et amis qui ont accepté d'apporter leur contribution et ont gardé leur motivation dans ces conditions difficiles. C'est grâce à eux que ce rapport a vu le jour. Nous espérons qu'il sera utile aussi bien au clinicien qu'au chercheur et aux jeunes qui souhaitent s'orienter vers la pharmacologie oculaire fondamentale ou clinique.