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Chapitre 9
Antiseptiques en ophtalmologie

N. Bouheraoua, A. Levy, V. Borderie

Introduction
Les antiseptiques sont définis comme des agents permettant de diminuer le nombre de micro-organismes sur une surface. Ils sont fréquemment utilisés en ophtalmologie et ont différents rôles; notamment, ils peuvent être efficaces comme conservateurs dans des collyres (le plus connu étant le chlorure de benzalkonium), comme traitements en application répétées (collyres antiseptiques), ou encore en application unique dans l'antisepsie et la désinfection du matériel chirurgical et du site opératoire.
Les antiseptiques sont des médicaments à part entière : ils nécessitent, pour la plupart, une autorisation de mise sur le marché (AMM), et ils ont fait la preuve de leur efficacité et de leur innocuité.
Pharmacologie et résistance
Il existe deux types d'antiseptiques : les inhibiteurs de croissance (bactériostatique, virostatique, fongistatique) et ceux ayant une action létale (bactéricide, virucide, fongicide, amibicide).
Ils agissent par deux modes d'action : par destruction de la membrane microbienne (les biguanides, les ammoniums quaternaires, les alcools et les diamidines) ou par oxydation des constituants intracellulaires (les halogènes, les biguanides et les ammoniums quaternaires) (tableau 9-1
Tableau 9-1
Modes d'action des antiseptiques .
Destruction de la membrane microbienneOxydation des constituants intracellulaires
Chlorhexidine et biguanides
Ammoniums quaternaires
Alcools
Diamidines
Halogènes (chlore et iode)
Ammoniums quaternaires
Eau oxygénée
et fig. 9-1
Fig. 9-1
Récapitulatif du mode d'action des antiseptiques sur les micro-organismes.
Action sur la paroi du micro-organisme (membrane cytoplasmique et/ou paroi cellulaire) et action intracellulaire.
). Certains antiseptiques présentent ces deux actions en fonction de leur concentration; par exemple, à faible concentration, la chlorhexidine (biguanide) détruit la membrane cellulaire et inhibe la croissance du micro-organisme; et à une concentration plus forte, elle agit sur les constituants intracellulaires de façon létale [ 1].
Il existe peu de résistance aux antiseptiques . Celle-ci peut être naturelle (intrinsèque) ou acquise. Une résistance naturelle est une caractéristique innée et stable du micro-organisme vis-à-vis des antiseptiques et permet de définir le spectre théorique d'activité des antiseptiques. Une résistance acquise est une perte d'efficacité de l'antiseptique sur une souche sélectionnée du micro-organisme. Elle peut être chromosomique (c'est-à-dire par acquisition d'une mutation de gène codant pour la membrane microbienne) ou extra-chromosomique (acquisition d'un plasmide codant pour une protéine membranaire ou cytoplasmique créant une résistance – ce mécanisme est beaucoup plus rare; par exemple le gène qacA code pour la résistance aux ammoniums quaternaires et à la chlorhexidine [ 2]). Les micro-organismes résistants sont sélectionnés lorsque les concentrations actives d'antiseptiques sont trop faibles pour les inhiber ou les tuer dans les conditions d'utilisations.
Classification des antiseptiques
On peut classer les antiseptiques par leur famille chimique, ou par leur spectre d'activité (degré d'efficacité) : on parle d'antiseptiques majeurs et mineurs [3] (tableau 9-2,
Tableau 9-2
Classification des antiseptiques en fonction de leur spectre d'activité.
Antiseptiques majeursAntiseptiques mineurs
Halogénés (dérivés iodés et chlorés)
Biguanides
Alcools
Ammoniums quaternaires
Diamidines
Acides
tableau 9-3,
Tableau 9-3
Collyres et pommades antiseptiques à usage ophtalmique disponibles (liste non exhaustive).
Classes thérapeutiques et moléculesNom commercial
Famille des halogénés
Povidone iodéeBétadine 5 %®, solution pour lavage oculaire
Dérivés chlorés (hypochlorite de Na)Dakin®, solution dermatologique
Biguanides
ChlorhexidineVisiodose® (contient de la phényléphrine, proposée pour réduire l'hyperémie conjonctivale)
Chlorhydrate de picloxydineCollyre Vitabact®
Polyhexaméthylène biguanide (PHMB)Préparation hospitalière sur demande
Ammoniums quaternaires
Bromure de céthexoniumCollyres Monosept®, Biocidan® (0,25 %)
Chlorure de cétylpyridiniumCollyres Sedacollyre®, Novoptine® (0,25 %)
Chlorure de benzalkoniumEn tant que conservateurs dans les collyres en flacons, ou dans les produits d'entretien des lentilles
Diamidine
HexamidineCollyre Désomédine® (0,1 %)
Iséthionate de propamidineCollyre Brolène® (pas d'AMM en France, disponible en ATU)
Acides
Acide salicyliqueSolution de lavage Cellia®, Antalyre®, Sophtal®
Acide boriqueSolution de lavage Dacudose®, Dacryosérum®, Steridose®

AMM : autorisation de mise sur le marché; ATU : autorisation temporaire d'utilisation.


tableau 9-4
Tableau 9-4
Principales interactions et associations non compatibles.
Familles d'antiseptiquesInteractions
Famille des halogénés
Povidone iodée
  • - Dérivés mercuriels (formation d'un dérivé toxique)
  • - Instabilité en milieu alcalin
Dérivés chlorés
  • - Inactivation par le bicarbonate de sodium
Biguanides
Chlorhexidine
  • - Inactivation avec des dérivés anioniques, des savons et des halogénés
  • - Inactivation en milieu alcalin
Ammoniums quaternaires
  • - Incompatibilité physicochimique avec les surfactants anioniques et les savons
Diamidine
  • - Inactivation avec des dérivés anioniques, des savons
).
  • Les antiseptiques majeurs, rapidement bactéricides et à large spectre, comprennent les halogénés, les biguanides, et les alcools.
  • Les antiseptiques mineurs, à spectre plus étroit, comprennent les ammoniums quaternaires (ayant une action létale), les acides (acides borique et salicylique) et les diamidines. Ces deux derniers inhibent la croissance du germe.
Certains produits sont historiquement classés comme antiseptiques, mais leur pouvoir antibactérien est trop faible pour une utilisation en tant que telle; c'est notamment le cas de solutions colorantes asséchantes (solution à base d'éosine ou de bleu de méthylène) et de l'eau oxygénée qui libère des radicaux libres oxygénés toxiques pour la structure des protéines du micro-organisme, mais dont l'action antiseptique est rapidement limitée par les matériaux organiques (protéines, sang, pus).
Les antiseptiques peuvent être toxiques pour la surface oculaire (toxicité épithéliale cornéenne), s'ils sont appliqués avec une concentration élevée [ 4]. Par exemple, la povidone iodée a une toxicité épithéliale cornéenne plus importante à une concentration de 5 % qu'à des concentrations plus faibles (2,5 %, 1 % et 0,5 %) [5].
Halogénés
La famille des halogénés comprend les dérivés iodés et les dérivés chlorés.
La povidone iodée (à 5 % en solution pour irrigation oculaire) est un antiseptique à large spectre, d'action bactéricide, virucide, fongicide et amibicide [ 3 , 6]. On l'utilise principalement dans l'antisepsie et la désinfection cutanée et conjonctivale préopératoire [ 3 , 7]. C'est l'antiseptique de référence dans l'antisepsie préopératoire et dans la prévention de l'endophtalmie postopératoire [8]. Le délai d'action est rapide mais nécessite un temps de contact long (3 minutes à une concentration de 5 %) pour avoir une efficacité maximale. Une des caractéristiques majeures de la povidone iodée est qu'elle n'entraîne pas de résistance [ 3]. Les contre-indications à son utilisation sont chez les nouveau-nés prématurés (risque de goitre et d'hypothyroïdie [9]), lors de brûlures cutanées étendues (passage systémique plus important avec risque de dysthyroïdie) et en cas d'antécédents d'allergie à la povidone [ 10]. Dans ces situations, il est recommandé d'utiliser de la chlorhexidine 0,05 % seule [10] ou en association avec le chlorure de benzalkonium (par exemple Biseptine®). Il est important de noter que les antécédents d'allergie aux produits de contraste iodée ou d'anaphylaxie aux fruits de mer ne constituent pas une contre-indication à l'utilisation de la povidone iodée. Cette dernière est en revanche toxique pour l'endothélium cornéen; elle ne doit donc pas être injectée en chambre antérieure [ 3].
Les dérivés chlorés (par exemple hypochlorite de sodium , Dakin®) sont des antiseptiques à large spectre (activité bactéricide, fongicide, virucide et sporicide) avec un délai d'action rapide (dès la première minute de contact). L'effet létal est le résultat direct de l'action oxydante du chlore sur certains constituants de la cellule, comme le cytoplasme et le système enzymatique. Ils sont en revanche très peu stables, sensibles aux conditions de stockage, et perdent donc de leur efficacité au cours du temps. Ils sont utilisés dans la désinfection du matériel chirurgical et dans l'antisepsie cutanée et muqueuse lors d'un accident d'exposition au sang (AES), mais ils ne sont pas utilisables dans l'antisepsie de la surface oculaire. Les dérivés chlorés ne doivent pas être associés à tout type de savons, pour cause d'interférences et d'inactivation [1].
Biguanides
La famille des biguanides utilisés en ophtalmologie comprend la chlorhexidine , la picloxydine et le PHMB (polyhexaméthylène biguanide) . Ce sont des antiseptiques cationiques, à large spectre, avec une action antibactérienne sur les bactéries à Gram positif et à Gram négatif (bactériostatique ou bactéricide, selon leur concentration et le pH), une action virucide et amibicide [ 7 , 11]. Leur efficacité sur les champignons est variable selon les espèces.
La chlorhexidine possède une activité fongicide sur Candida albicans [1]. Elle peut être utilisée dans l'antisepsie préopératoire en cas d'allergie à la povidone iodée [ 10]. Une diminution de la sensibilité à la chlorhexidine des Staphylococcus aureus résistants à la méticilline (SARM) et d'autres staphylocoques a été rapportée, mais la relation avec une mutation chromosomique (telle que le gène qacA1 ) n'est pas claire [12 , 13].
Le PHMB est l'un des traitements de référence des infections amibiennes [ 11 , 14], où la concentration à 0,1 % est généralement utilisée en bithérapie, en association avec une diamidine.
La picloxydine est utilisée dans le traitement des infections superficielles de l'œil (conjonctivites virales et bactériennes).
Les biguanides ne doivent pas être associés aux savons, aux dérivés anioniques (produits utilisés dans les lessives et produits de nettoyage), ni aux halogénés afin d'éviter une inactivation de l'activité antiseptique [1].
Comme la majorité des antiseptiques, les biguanides peuvent entraîner une irritation oculaire.
Ammoniums quaternaires
Plusieurs types d'ammoniums quaternaires sont utilisés en ophtalmologie pour leurs propriétés antiseptiques, essentiellement comme conservateurs dans les collyres et dans les produits d'entretien de lentilles.
Le chlorure de benzalkonium (BAK) est de loin le plus utilisé. Il a des propriétés bactéricides ou bactériostatiques selon sa concentration, et est faiblement fongicide et virucide. Une étude de 2013 a rapporté un effet amibicide du BAK à faible concentration, mais l'efficacité du BAK sur les kératites amibiennes n'est pas certaine, et ce dernier n'est pas considéré comme un traitement efficace des kératites amibiennes [15]. Le BAK est donc essentiellement utilisé pour son efficacité antimicrobienne, mais la toxicité sur la surface oculaire est largement documentée, notamment dans les applications oculaires chroniques [16]. Le BAK est également utilisé dans l'antisepsie des plaies cutanées.
Le céthexonium et le cétylpyridinium sont d'autres ammoniums quaternaires utilisés dans le traitement topique des infections superficielles de l'œil (conjonctivites virales et bactériennes).
Diamidines
La famille des diamidines comprend l'hexamidine et l'iséthionate de propamidine . Ce sont des antiseptiques cationiques, avec une activité bactériostatique contre les bactéries à Gram positif et amibicide. L'hexamidine est un traitement de référence dans le traitement des kératites amibiennes en association avec un biguanide (PHMB surtout), mais elle est aussi indiquée dans le traitement des infections mineures de l'œil (conjonctivite, blépharite) [17].
Les diamidines ne présentent pas d'effets indésirables majeurs (faible toxicité épithéliale cornéenne). Ils sont incompatibles avec les composés anioniques (pour cause d'inactivation).
Acides
L'acide borique est le plus fréquemment utilisé comme antiseptique dans cette classe médicamenteuse. Il est retrouvé dans différentes solutions à usage ophtalmologique, comme adjuvant dans l'antisepsie dans le lavage de la surface oculaire en cas de conjonctivite. Il est considéré comme un antiseptique léger, actif essentiellement sur les bactéries à Gram positif (action bactériostatique). Très peu d'effets indésirables ont été rapportés (irritation oculaire), et il n'existe pas de contre-indications à son utilisation.
Conclusion
Les antiseptiques jouent un rôle majeur en ophtalmologie, à la fois en thérapeutique, en préparation préopératoire, ou comme conservateurs pour stabiliser les solutions de collyres en flacons. Les diverses familles d'antiseptiques proposent des spectres d'activité différents, permettant d'optimiser leur utilisation pour un meilleur rapport entre efficacité et toxicité.
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