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Chapitre 14
Injections sous-conjonctivales et intracornéennes d'anti-infectieux

D. Guindolet

Introduction
Les collyres anti-infectieux (notamment fortifiés) utilisés pour la prise en charge d'une kératite infectieuse sévère peuvent avoir une efficacité limitée pour le contrôle de l'infection et/ou entraîner une toxicité locale sévère (néovascularisation, retard de cicatrisation, perforation, etc.). L'injection d'anti-infectieux à proximité du site de l'infection, c'est-à-dire dans le stroma cornéen (intrastromale), dans la chambre antérieure (intracamérulaire) ou sous la conjonctive (sous-conjonctivale) peut être réalisée pour le traitement de kératites sévères pour apporter des concentrations élevées du principe actif, et s'affranchir de l'utilisation d'excipients potentiellement toxiques pour la surface oculaire. Ces injections sont fréquemment utilisées pour le traitement des kératites fongiques sévères, mais leur utilisation a également été rapportée pour le traitement des kératites bactériennes ou amibiennes.
Indications
De manière générale, l'injection d'anti-infectieux peut être utile pour le traitement d'une kératite infectieuse :
  • dont le foyer est localisé en profondeur dans le stroma cornéen ou à proximité du limbe, faisant craindre un envahissement scléral;
  • en cas de toxicité importante des collyres requérant une interruption temporaire du traitement;
  • en cas de contrôle insuffisant de l'infection (kératite réfractaire) faisant suspecter une pénétration et une concentration insuffisantes des anti-infectieux dans le stroma cornéen.
L'injection sous-conjonctivale est rapportée en cas de sclérite infectieuse ou en cas de kératite sévère. Il est suggéré que l'espace sous-conjonctival joue un rôle de réservoir et permet la diffusion de l'anti-infectieux et, ainsi, d'atteindre transitoirement une concentration élevée de médicament dans la cornée, la sclère et la chambre antérieure [ 1].
Cependant, ces injections et le choix du principe actif injecté doivent être considérés par le clinicien en raison des complications potentielles associées à ce geste. Ainsi, le recours aux injections n'est pas systématique et doit être envisagé au cas par cas.
Technique d'injection intrastromale
L'injection intrastromale est effectuée en respectant les règles d'asepsie d'un geste chirurgical et est réalisée au bloc opératoire. L'anesthésie peut être locale pure (oxybuprocaïne), avec ou sans une prémédication associant un anxiolytique et un antalgique de palier adapté (dans certains cas, des antalgiques de palier 3 peuvent être nécessaires). Pour les cas les plus inflammatoires, l'injection peut entraîner des douleurs importantes, notamment lorsque l'injection est réalisée à proximité du limbe ou si une injection sous-conjonctivale est associée; pour ces patients, une anesthésie générale peut être requise.
Après la réalisation d'éventuels prélèvements microbiologiques adaptés (± biopsie cornéenne) et d'une désinfection à la Bétadine®, l'injection de l'anti-infectieux approprié est réalisée avec une seringue à tuberculine de 1 ml et une aiguille de calibre 30 Gauge (G) qui est insérée biseau vers le bas dans la cornée claire non infectée, pour atteindre la partie adjacente à l'infiltrat au niveau du stroma moyen. Une purge de l'aiguille doit être réalisée avant son insertion dans le stroma pour éviter l'injection d'air. Le produit est injecté progressivement sous contrôle visuel, ce qui entraîne un blanchiment localisé du stroma (fig. 14-1
Fig. 14-1
Injections intrastromales Injection intrastromale .
Photographies peropératoires prises avant (a, c) et après (b, d) l'injection intrastromale pour une kératite bactérienne Kératite bactérienne (a, b) et une kératite fongique Kératite fongique (c, d). L'aiguille 30 Gauge avec le biseau vers le bas est insérée dans le stroma cornéen.
). Le médicament est injecté autour de l'infiltrat de manière circonférentielle en réalisant en général 3 à 5 injections avec une aiguille 30 G, une nouvelle aiguille étant utilisée pour chaque point d'entrée. Il est préconisé de réaliser en dernier les injections au niveau des sites douloureux, c'est-à-dire près du limbe ou sous la conjonctive. L'injection peut être répétée à 48 à 72 heures d'intervalle, selon l'évolution clinique.
Il existe des risques inhérents à l'injection, notamment la propagation de l'infection à de nouveaux foyers, une perforation cornéenne, une inflammation locale, la formation de cicatrice, une altération de l'endothélium cornéen, que ce soit un décollement transitoire de l'endothélio-Descemet et une diminution du nombre de cellules endothéliales, une inflammation intraoculaire, une augmentation de la pression intraoculaire, un hyphéma ou la formation de cataracte.
Technique d'injection sous-conjonctivale
Les conditions d'anesthésie sont les mêmes que pour l'injection intrastromale. L'injection est réalisée à l'aide d'une aiguille 30 G, en regard de la zone infectée ou de manière circonférentielle, en essayant d'éviter de toucher les vaisseaux sanguins. L'injection peut entraîner une sensation de brûlure et une douleur pendant l'injection. Un chémosis, une hémorragie sous-conjonctivale et une nécrose conjonctivale peuvent compliquer l'injection.
Agents anti-infectieux
Les concentrations des molécules antiinfectieuses pour injections intrastromales et sous-conjonctivales sont indiquées dans le tableau 14-1
Tableau 14-1
Molécules anti-infectieuses pour injections intrastromales et sous-conjonctivales.
MoléculeDilution
Amphotéricine B 5 μg/0,1 ml
Voriconazole50 μg/0,1 ml
Natamycine10 μg/0,1 ml [14]
Fluconazole200 mg/0,1 ml
Moxifloxacine0,5 % [4]
Céfuroxime10 mg/0,1 ml
.
Antibiotiques
Des injections intrastromales d'antibiotiques ont été rapportées, en utilisant de la céfuroxime , de la tobramycine ou de la moxifloxacine pour le traitement :
  • de kératites profondes et réfractaires au traitement par antibiotiques locaux [2];
  • de kératites microcristallines réfractaires au traitement par antibiotiques locaux [3];
  • de kératites polymicrobiennes [ 4];
  • de kératites à mycobactéries atypiques [ 5].
Les collyres antibiotiques topiques ont généralement une bonne pénétration et peuvent atteindre des concentrations supérieures à la concentration minimale inhibitrice (CMI) dans le stroma cornéen, ce qui permet d'obtenir une concentration optimale du médicament au site de l'infection. Cependant, dans le cas d'infections profondes du stroma impliquant des bactéries formant un biofilm, les antibiotiques topiques peuvent ne pas être suffisamment efficaces. Par exemple, des structures de biofilms bactériens ont été identifiées chez des patients atteints de kératopathie microcristalline infectieuse, généralement liée à Streptococcus viridans , qui sont souvent récalcitrantes aux antibiothérapies topiques.
Une injection sous-conjonctivale d'antibiotique permet une diffusion dans la chambre antérieure et dans le stroma cornéen. Son utilisation a été rapportée en prévention de l'endophtalmie après chirurgie de cataracte, mais les injections intracamérulaires lui sont généralement préférées.
Anti-amibiens
Le traitement d'une kératite amibienne repose généralement sur l'association d'un biguanide (polyhexaméthylène biguanide [PHMB] ou chlorhexidine) et de diamidine (Désomédine® ou Brolène®); le voriconazole est généralement utilisé en deuxième ligne de traitement. Les injections sont réservées aux atteintes stromales sévères ou en cas de toxicité des traitements locaux requérant leur interruption. Seule l'utilisation de voriconazole a été rapportée [ 6]. L'utilisation du PHMB et de la Désomédine® en injection intrastromale n'a été étudiée que sur des modèles animaux, mettant évidence une toxicité épithéliale, endothéliale et un risque de néovascularisation dépendant de la concentration des solutions injectées [7].
Antifongiques
L'utilisation du voriconazole , de l'amphotéricine B et, plus récemment, de la natamycine a été rapportée. Le voriconazole est actif à la fois contre les champignons filamenteux et les espèces de Candida . La natamycine est active contre un spectre large de champignons incluant Fusarium , Aspergillus , Alternaria , Candida , Cephalosporium , Colletotrichum , Curvularia , Lasiodiplodia , Scedosporium , Trichophyton et Penicillium . L'amphotéricine B est plus efficace contre les levures que contre les Fusarium .
Les infections fongiques sont plus souvent des infections stromales profondes, et les agents antifongiques oraux et topiques ont généralement une faible pénétration dans la cornée en raison de leurs structures moléculaires plus grandes.
L'apport des injections intrastromales, notamment de voriconazole, en première intention et en association avec un traitement local pour le traitement d'un abcès fongique n'est pas démontré [8]. En deuxième intention, en cas de kératite résistante à la natamycine, les injections intrastromales de voriconazole ne semblent pas apporter de bénéfice par rapport à l'ajout de voriconazole topique [9]. Un essai a comparé les injections intrastromales de voriconazole, d'amphotéricine B et de natamycine pour la prise en charge d'abcès récalcitrants au traitement local [ 10]. L'utilisation de la natamycine semblait légèrement supérieure par rapport au voriconazole, lui-même supérieur à l'amphotéricine B, en termes de taux de succès du traitement, de vitesse de guérison, et avec un nombre réduit d'injections. Les injections d'amphotéricine B étaient associées à une néovascularisation stromale plus fréquente.
L'injection intracamérulaire de voriconazole en association avec un traitement local a été rapportée pour la prise en charge de patients atteints de kératite fongique très profonde avec propagation du champignon dans la chambre antérieure. L'utilisation de l'amphotéricine B intracamérulaire a également été rapportée dans deux essais comparatifs; cependant, la supériorité clinique par rapport au traitement local seul n'est pas univoque dans les essais comparatifs [11].
Une injection sous-conjonctivale de voriconazole, d'amphotéricine B ou de fluconazole peut être réalisée en association avec une injection intrastromale. Son utilisation a été rapportée pour la prise en charge de kératite infectieuse [12], ou de sclérite infectieuse [13] pouvant survenir après une chirurgie ou par contiguïté d'une kératite infectieuse. Un risque de nécrose conjonctivale a été rapporté lors de l'utilisation d'amphotéricine B.
Dans l'ensemble, les preuves manquent pour établir des recommandations claires sur l'utilisation d'injections d'antifongiques, bien que ces techniques puissent être envisagées dans certains cas, comme les infections profondes, compte tenu de la pénétration limitée des antifongiques dans le stroma cornéen, ou les infections touchant la périphérie de la cornée avec une menace d'envahissement scléral.
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