Décrite pour la première fois en 1983 par Gorovoy et al. [ 1], la kératite microcristalline (KMC) est une infection cornéenne rare. Son incidence est difficile à estimer dans la population générale. En effet, les cas de KMC sont généralement inclus dans les données concernant l'ensemble des kératites infectieuses. Néanmoins, une revue de la littérature de 2018 recensant tous les cas publiés de KMC a rapporté seulement 133 cas sur une période de plus de 30 ans [ 2]. La KMC représente une entité clinique à part et se présente comme une ou plusieurs opacités stromales blanchâtres, à bords spiculés, en flocons de neige, avec peu d'inflammation périlésionnelle. Son évolution est chronique et quiescente [ 2]. Le germe le plus fréquemment retrouvé est Streptococcus viridans . Les principaux facteurs de risque sont la greffe de cornée, les traitements corticoïdes au long cours et le port de lentilles de contact.
Facteurs de risque et physiopathologie
La KMC survient sur une cornée fragilisée par une altération de la barrière épithéliale (kératite ponctuée superficielle, ulcère) postopératoire ou d'autre origine [ 2]. La greffe de cornée transfixiante (kératoplastie transfixiante [KT]) et l'instillation de corticoïdes topiques au long cours sont les deux principaux facteurs de risque de KMC. Porter et al. ont rapporté plus de 80 cas de KMC post-KT contre seulement 3 cas de KMC post-greffes endothélio-descemetiques [2]. L'utilisation chronique de corticoïdes, dans le but de limiter le risque de rejet, entraîne une immunosuppression locale relative qui favorise l'infection. Un cas de KMC a été rapporté chez une patiente porteuse de lentilles de contact sous corticoïdes systémiques et thérapie anticancéreuse [3].
Un défect épithélial est nécessaire à la pénétration du germe dans le stroma cornéen. Le mécanisme exact du développement de cette forme quiescente n'est pas clairement identifié, mais il semble être fortement relié à l'immunodépression locale et à la présence d'un biofilm microbien [4-5-6]. En effet, McDonnell et al. ont comparé, en fonction du statut immunitaire (sous corticothérapie ou non), la présentation clinique lors de l'inoculation de Streptococcus mitis dans des cornées de lapins : les 5 cornées « immunodéprimées» ont présenté une forme cristalline non inflammatoire et les 2 cornées « normales» ont présenté une opacité stromale avec œdème périlésionnel majeur et inflammation intraoculaire [4].
Le biofilm microbien correspond à une matrice extracellulaire, riche en polysaccharide, synthétisée par le micro-organisme, et qui le protège du milieu environnant. Le mécanisme exact de sa formation n'est là encore pas clair, mais il permet aux germes de proliférer dans les espaces interlamellaires du stroma; la disposition régulière et parallèle des fibrilles de collagène crée un environnement favorable à la prolifération. La présence du biofilm altère les mécanismes de défense immunitaire de l'hôte (induisant peu de réaction inflammatoire), favorise la viabilité du germe et inhibe l'action des anti-infectieux [7].
Les autres facteurs de risque rapportés sont : le port de lentilles de contact , l'herpès cornéen, l'utilisation abusive d'anesthésiants topiques [ 8], le cross-linking cornéen (incidence très rare : 0,0017 %) [ 9], le LASIK [10] et la kératite amibienne [11].
Diagnostic clinique et paraclinique
La KMC est le plus souvent asymptomatique, mais l'interrogatoire peut rapporter des symptômes de kératite : œil rouge douloureux, photophobie, larmoiement voire blépharospasme et baisse d'acuité visuelle.
L'examen biomicroscopique retrouve une ou plusieurs opacités stromales blanchâtres à bords cristallins, spiculés, en flocons de neige (fig. 32-1,
Fig. 32-1Kératite microcristalline à Streptococcus viridans. Examen à la lampe à fente mettant en évidence un infiltrat cornéen stromal central, blanchâtre, à bords spiculés, en flocon de neige. Cette patiente a été opérée de greffe cornéenne endothéliale, compliquée d'un retard de cicatrisation avec défect épithélial persistant.
Fig. 32-2Kératite microcristalline à Streptococcus sanguis. a. Examen à la lampe à fente mettant en évidence un infiltrat cornéen stromal paracentral, de grande taille (3,7 mm par 3,4 mm), blanchâtre, à bords spiculés, en flocon de neige Flocons de neige, infiltrat cornéen stromal en . On constate également une érosion épithéliale en regard (post-prélèvements cornéens). b. Coupe d'OCT en regard de l'infiltrat cornéen. Opacité stromale antérieure hyperréflective avec cône d'ombre postérieur. c. Imagerie de microscopie confocale in vivo mettant en évidence des dépôts de cristaux fusiformes hyperréflectifs très denses.
). Il n'existe habituellement pas d'œdème périlésionnel, et l'épithélium cornéen est intact en regard de la lésion stromale [ 2].
Le diagnostic peut être posé sur la présentation clinique typique dans un contexte de KT et/ou de prise de corticoïdes. L'imagerie multimodale est une aide diagnostique pour les KMC. La tomographie en cohérence optique (OCT) va renseigner sur la profondeur et le volume de l'infiltrat stromal (opacité hyperréflective avec cône d'ombre postérieur), et le degré d'inflammation stromal et d'œdème périlésionnel (voir fig. 32-2
Fig. 32-2Kératite microcristalline à Streptococcus sanguis. a. Examen à la lampe à fente mettant en évidence un infiltrat cornéen stromal paracentral, de grande taille (3,7 mm par 3,4 mm), blanchâtre, à bords spiculés, en flocon de neige Flocons de neige, infiltrat cornéen stromal en . On constate également une érosion épithéliale en regard (post-prélèvements cornéens). b. Coupe d'OCT en regard de l'infiltrat cornéen. Opacité stromale antérieure hyperréflective avec cône d'ombre postérieur. c. Imagerie de microscopie confocale in vivo mettant en évidence des dépôts de cristaux fusiformes hyperréflectifs très denses.
). La microscopie confocale in vivo (MCIV) peut orienter le diagnostic étiologique en retrouvant la présence de filaments orientant vers une atteinte fongique. En MCIV, deux types de lésions peuvent être observés : des dépôts stromaux stellaires et amorphes, et des opacités cristallines fusiformes (voir fig. 32-2
Fig. 32-2Kératite microcristalline à Streptococcus sanguis. a. Examen à la lampe à fente mettant en évidence un infiltrat cornéen stromal paracentral, de grande taille (3,7 mm par 3,4 mm), blanchâtre, à bords spiculés, en flocon de neige Flocons de neige, infiltrat cornéen stromal en . On constate également une érosion épithéliale en regard (post-prélèvements cornéens). b. Coupe d'OCT en regard de l'infiltrat cornéen. Opacité stromale antérieure hyperréflective avec cône d'ombre postérieur. c. Imagerie de microscopie confocale in vivo mettant en évidence des dépôts de cristaux fusiformes hyperréflectifs très denses.
Les germes mis en cause sont nombreux; ils sont bactériens dans 73,7 % des cas. Les plus fréquents sont les streptocoques, retrouvés dans 42 % des cas [12 , 13], dont le Streptococcus viridans est le plus fréquent [5]. Dans 12 % des cas rapportés, le germe isolé est le staphylocoque ( Staphylococcus aureus, haemolyticus ). Rarement, certains champignons, tels que le Candida , ont été impliqués [9]; ils sont retrouvés dans 8 % des cas de KMC.
D'autres germes ont également été rapportés : Haemophilus aphrophilus , Pseudomonas aeruginosa , Peptostreptococcus , Stenotrophomonas maltophilia , Citrobacter , Acinetobacter , Propionibacterium acnes . Des cas de KMC secondaires à une infection par des mycobactéries non tuberculeuses ont été décrits ( Mycobacterium chelonae et M. fortuitum ), notamment après une chirurgie réfractive par LASIK : 3 cas sur les 10 rapportés dans la littérature [12]. Deux cas de KMC post-infections parasitaires par des microsporidies ont été rapportés, dont un cas dans un contexte de greffe endothéliale [14]. Un point commun à ces micro-organismes est leur capacité à produire un biofilm [ 15].
Diagnostic microbiologique
Le diagnostic de certitude repose sur l'analyse microbiologique. Un prélèvement cornéen par grattage est réalisé (examen direct et mise en culture), mais celui-ci peut s'avérer être trop superficiel pour mettre en évidence le germe. Rarement, une biopsie cornéenne d'une lésion cristalline peut être envisagée (avec examen direct et mise en culture).
Diagnostics différentiels
Les diagnostics différentiels des KMC infectieuses sont multiples : les dystrophies cristallines héréditaires (dystrophie cristalline de Schnyder et dystrophie cristalline de Bietti), les dystrophies associées à une maladie métabolique (cystinose, tyrosinémie, goutte, dyslipidémie), les dépôts cornéens médicamenteux (fluoroquinolones) [ 16], de complexes immuns (myélome multiple, gammapathie monoclonale) [17] ou de lipides (kératopathies lipidiques secondaires à des néovaisseaux cornéens).
L'histoire de la maladie, les prises médicamenteuses et l'examen ophtalmologique complet peuvent aider à orienter le diagnostic. Un bilan sanguin complet peut également être réalisé. Les dystrophies héréditaires sont habituellement centrales, bilatérales et symétriques. La présentation clinique des dépôts varie en fonction de l'étiologie : jaunâtres, fins et superficiels dans la dystrophie de Bietti, fréquemment associés à des dépôts rétiniens; plus foncés dans l'hyperuricémie; hautement réfringents, bilatéraux et débutant dans l'enfance dans la cystinose, progressant de manière centripète et vers le stroma postérieur; bilatéraux, distribués de manière concentrique avec épargne périlimbique dans le myélome; jaunes panstromaux progressant de manière centripète, débutant vers 20–30 ans dans les kératopathies lipidiques; localisés dans la zone interpalpébrale et inférieure de la cornée lors de dépôts associés aux fluoroquinolones.
Traitement
La présence du biofilm microbien est à prendre en compte dans la stratégie thérapeutique. En effet, celui-ci induit une diminution de l'action des anti-infectieux. Une antibiothérapie locale par collyres fortifiés (ceftazidime, vancomycine) est à instaurer, après prélèvements cornéens. Ils permettent d'obtenir de fortes concentrations cornéennes d'antibiotiques en regard du biofilm. Le traitement anti-infectieux initial sera ensuite adapté aux résultats de l'examen direct, de la culture et de l'antibiogramme ou antifongigramme.
Les corticoïdes locaux doivent être arrêtés le plus rapidement possible. En règle générale, l'arrêt de la corticothérapie associé à un traitement antimicrobien adapté (antibiotique, antifongique) suffit à contrôler l'infection, mais ce traitement peut s'avérer insuffisant. Le processus infectieux peut continuer à progresser avec néovascularisation et formation d'une taie cornéenne entraînant une baisse d'acuité visuelle (moins de 5 % des cas publiés) [ 1].
Des injections intrastromales d'antibiotiques ou antifongiques (en fonction du germe) ont été proposées par certains auteurs. La concentration stromale d'anti-infectieux est plus importante. Un cas, publié en 2010, a été efficacement traité par une injection intrastromale de céfuroxime (1 ml de céfuroxime à 250 μg/ml, à l'aide d'une aiguille de 30 G), après échec de 2 semaines de traitement local. Le germe était le Streptococcus parasanguinis , sensible à la céfuroxime. Deux mois après, les lésions se sont nettement améliorées. Le traitement local est maintenu en décroissance progressive [18]. Si besoin, les injections intrastromales sont répétées, en fonction de la taille de l'infiltrat et de l'amélioration clinique [14].
Le laser Nd:YAG est un traitement complémentaire efficace des KMC. Les impacts sont pratiqués en regard des lésions jusqu'à ce qu'un œdème stromal soit perçu et la puissance est modulée en fonction de la réponse tissulaire. Le laser va détruire le biofilm et augmenter la pénétration des anti-infectieux. Une seule séance de Nd:YAG (30 impacts de 3,1 mJ) a suffi pour traiter 2 cas de KMC : nette diminution de la taille de l'infiltrat 5 jours après. Chez un patient, deux séances ont été nécessaires (86 impacts de 2,5–3 mJ par séance, à 6 semaines d'intervalle). Le traitement antibiotique local est maintenu et adapté aux résultats microbiologiques. Il n'existe pas de consensus sur sa durée (au moins 2 mois de traitement pour les quelques cas publiés). Il n'a pas été retrouvé d'effets délétères au niveau de l'endothélium cornéen [2 , 19].
Une KT ou un changement de greffon peuvent être envisagés en cas de KMC persistante ou évolutive. La fréquence du recours à la greffe varie en fonction de l'étiologie : une KT est réalisée dans 38,5 % des cas de KMC bactériennes, 50 % des cas de KMC fongiques, 66,7 % des cas de KMC amibiennes et dans 28,6 % des cas de KMC mycobactériennes [1]. Il n'y a pas d'étude comparant l'efficacité entre KT et greffe lamellaire antérieure, mais il semblerait qu'une greffe lamellaire soit efficace en présence d'infiltrats stromaux antérieurs; l'OCT permet alors de guider le chirurgien dans l'évaluation de la profondeur des opacités. Dans les rares cas de KMC post-greffe endothéliale, une KT a été nécessaire. La chirurgie a permis de résoudre l'infection dans plus de 80 % des cas, toutes étiologies confondues [1]. Il est impératif de maintenir un traitement anti-infectieux postopératoire, adapté aux résultats microbiologiques (mise en culture et analyse anatomopathologique du greffon cornéen prélevé). Il n'existe pas de consensus sur la durée du traitement, mais un minimum de 6 mois de traitement est généralement respecté [2].
Pronostic
Le pronostic des KMC semble globalement bon dans les rares cas publiés : l'évolution après traitement a été favorable chez plus de 80 % des patients. En revanche, les KMC associées aux infections amibiennes semblent être un facteur de mauvais pronostic; une évolution favorable a été rapportée dans seulement 66,7 % des cas [2].
Conclusion
La kératite microcristalline est une infection rare, habituellement d'origine bactérienne et plus rarement fongique. Sa présentation clinique est assez spécifique et est due à la physiopathologie même de l'infection. L'évolution étant lente, le retard diagnostique demeure assez fréquent. L'infection étant bactérienne dans plus de 70 % des cas, un traitement antibiotique probabiliste est rapidement introduit après prélèvement. Ce traitement sera adapté ensuite aux résultats microbiologiques.
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