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Chapitre 34
Techniques chirurgicales sur kératites infectieuses

M. Muraine, B. Gobert, J. Gueudry

Introduction
Comme nous l'avons vu par ailleurs dans ce rapport, l'incidence des kératites infectieuses a augmenté significativement ces 50 dernières années en Europe et dans le monde, en grande partie en raison de la démocratisation du port de lentilles de contact et de l'augmentation de la résistance aux antibiotiques [ 1]. L'usage des collyres fortifiés est aujourd'hui le traitement de référence, mais ceux-ci sont régulièrement à l'origine d'une importante toxicité de la surface oculaire [2]. Parfois même, ils n'empêcheront pas l'aggravation de l'abcès, faisant courir un risque de perforation, puis de panophtalmie. De ce fait, les kératites infectieuses peuvent entraîner des complications cornéennes sévères nécessitant un geste chirurgical urgent ou différé.
L'objectif de ce chapitre est dans un premier temps de préciser la place des techniques chirurgicales dans la gestion des kératites infectieuses. Dans un deuxième temps, nous aborderons les différentes techniques chirurgicales à mettre en œuvre pour éviter une aggravation du tableau et un recours impératif à la kératoplastie transfixiante dite « à chaud».
Enfin, la troisième partie sera consacrée à la réalisation des greffes « à chaud», interventions délicates et destinées à conserver anatomiquement le globe tout en espérant une possible récupération visuelle.
Place générale des techniques chirurgicales dans la gestion des kératites infectieuses
Habituellement, le recours à une chirurgie devient nécessaire au stade aigu des kératites microbiennes lorsque le traitement médical est insuffisant pour contenir l'infection ou pour préserver le globe en cas de perforation infectieuse. Une chirurgie peut également être nécessaire une fois le stade aigu passé lorsque la cornée désormais stérile développe des troubles trophiques dont les conséquences visuelles peuvent être importantes.
Le tableau 34-1
Tableau 34-1
Principales séries de kératites infectieuses avec leur pourcentage de recours à la chirurgie, les types de chirurgie utilisés et le taux de perte anatomique du globe oculaire.
Darugar et al. [3] Ting et al. [4] Lin et al. [5] Bhadange et al. [6] Koo et al. [7] Khor et al. [8]
PaysFranceAngleterreTaïwanIndeAustralieAsie
Type d'étudeRétrospectif
Descriptif
Rétrospectif
Descriptif
Rétrospectif
Descriptif
RétrospectifRétrospectif
Descriptif
Prospectif
Nombre de patients111283558309796626
Recours chirurgical22,5 % 16,3 % 30,5 % 76,7 % 24,4 % 27,9 %
Type de chirurgieGMA 16,2 %
KT à chaud 8,2 %
Colle 7,8 %
TS 4,6 %
GMA 3,9 %
RC 1,1 %
KT à chaud 0,7 %
GMA
KT à chaud
(Pourcentages non détaillés)
Colle 26,7 %
KT 36,7 %
Vitrectomie 3,3
Colle 6 %
KT à chaud 7 %
KT 9,4 %
GMA 1,8 %
RC 1,35 %
Perte anatomique du globe0,9 % 1,4 % 2,0 % 10 % 3 % 7,3 %

GMA : greffe de membrane amniotique; KT : kératoplastie transfixiante; RC : recouvrement conjonctival; TS : tarsorraphie.


répertorie les principales séries de kératites infectieuses avec leur pourcentage de recours à la chirurgie, les types de chirurgie utilisés et le taux de perte anatomique du globe oculaire. L'analyse de la littérature révèle ainsi qu'une chirurgie s'est avérée nécessaire dans 14 % à 76 % des séries de kératites microbiennes [3-4-5-6-7-8].
Une telle disparité s'explique par la gravité variable des germes retrouvés, mais aussi par la disparité des populations touchées (on peut penser que des populations dénutries, carencées se défendent moins bien vis-à-vis de l'infection), ou par l'accès inconstant aux collyres antibiotiques renforcés suivant les pays. En effet, dans les pays industrialisés, le traitement médical adapté permet dans la plupart des cas (> 75 %) la guérison de l'infection, et ce même en cas de présentation clinique initiale sévère. À titre d'exemple, dans une série française, Darugar et al. [3] décrivaient un traitement médical suffisant dans 77,5 % des kératites bactériennes sévères, tandis que Ting et al. [4] rapportaient, dans une série anglaise, un recours aux techniques chirurgicales dans uniquement 16,3 % des cas.
Les techniques chirurgicales les plus utilisées au stade aigu sont les greffes de membranes amniotiques et les kératoplasties transfixiantes à chaud, mais d'autres techniques sont régulièrement proposées et seront développées dans ce chapitre, comme l'utilisation de colle biologique, le recouvrement conjonctival, la tarsorraphie, voire le controversé cross-linking .
Enfin, dans certains cas, la gravité et l'évolution défavorable des kératites infectieuses sont telles qu'il devient nécessaire de pratiquer des techniques chirurgicales plus radicales à visée antalgique et esthétique. Le taux de perte anatomique du globe oculaire par éviscération ou énucléation varie ainsi de 1 % à 20 % des abcès sévères avec hospitalisation selon les séries [3 , 5 , 8 , 9].
Traitements chirurgicaux alternatifs à la greffe à chaud dans la prise en charge des kératites infectieuses graves
Colle cyanoacrylate
L'utilisation de la colle cyanoacrylate a été rapportée pour la première fois en ophtalmologie en 1968 pour traiter un ulcère cornéen perforé lors d'un abcès de cornée à Moraxella lacunata [10]. Depuis, de nombreux travaux ont rapporté l'intérêt d'utiliser cette colle dans la prise en charge des perforations de cornée infectieuses ou non [11-12-13]. Le choix de la colle se porte uniquement lorsque l'infection menace de perforer la cornée ou lorsque celle-ci présente une perforation de moins de 2 mm de diamètre. Il suffit de déposer une seule goutte de colle cyanoacrylate sur la zone de perforation ou de préperforation, puis de recouvrir la cornée par une lentille thérapeutique quelques secondes plus tard. L'objectif est de maintenir l'intégrité anatomique du globe et d'éviter l'évolution vers une endophtalmie, un hématome suprachoroïdien voire une énucléation (fig. 34-1
Fig. 34-1
Colle cyanoacrylate.
a. Aspect de l'abcès bactérien au stade aigu. b. Apparition d'un ulcère vaste préperforant après stérilisation de l'abcès. c. Application de colle cyanoacrylate pour éviter la perforation.
).
La plus grande série est celle de Singh et al., publiée en 2020 [14]. Elle rapporte le suivi de 67 yeux présentant une kératite infectieuse de toutes causes et ayant bénéficié d'une application de colle. Parmi les patients, 55 % présentaient une perforation avec Seidel et 45 % un amincissement sévère. La perforation était centrale dans 64 % des cas et périphérique dans 34 %. La surface moyenne de la perforation était de 3,75 mm 2 et le nombre d'applications variait entre un et deux au cours du premier mois. La figure 34-2
Fig. 34-2
Suivi postopératoire après la première application de colle cyanoacrylate sur une série de 67 yeux présentant une kératite infectieuse et un amincissement sévère ou une perforation cornéenne.
D'après Singh et al. [14].
précise le suivi postopératoire après la première application. Le succès était défini comme le maintien d'un globe intact sans recours à une greffe à chaud ou une énucléation. Le taux de succès a été de 73 % à 10 jours, de 64 % à 30 jours et de 44 % à 6 mois. La durée médiane de rétention de la colle a été de 29 jours. L'utilisation de cortisone en plus du traitement antimicrobien n'a pas eu d'effet bénéfique ou néfaste.
Dans la série de Ting et al. [ 4] portant sur 283 kératites bactériennes, la colle cyanoacrylate a été appliquée dans 7,8 % des cas. Dans la série de Fernandes et al. [15], les perforations de moins de 2 mm de diamètre étaient prises en charge par application de colle.
Greffe de membrane amniotique
La membrane amniotique est la couche interne du placenta. Elle est constituée d'un épithélium posé sur une membrane basale épaisse et d'un stroma avasculaire. Elle possède des propriétés anti-angiogéniques, anti-inflammatoires, antimicrobiennes, antalgiques, antifibrotiques et procicatrisantes [16]. La disponibilité du tissu, son absence de rejet et l'amélioration des techniques de conservation ont rendu sa greffe extrêmement populaire dans le traitement des pathologies de la surface oculaire.
En pratique, lors des kératites infectieuses, la greffe de membrane amniotique (GMA) est le plus souvent utilisée avec succès après la phase de stérilisation de l'ulcère afin de favoriser la ré-épithélialisation de la cornée [ 17]. Ses indications principales dans les kératites infectieuses sévères sont donc les perforations de petite taille (< 3 mm), les ulcères cornéens persistant à distance du traitement médical toxique, ou sur terrain de kératite neurotrophique. Dans ces indications, la GMA est le plus souvent utilisée en inlay , c'est-à-dire avec l'épithélium au-dessus afin de promouvoir la repousse épithéliale. Dans les études, elle est le plus souvent cryoconservée, mais peut être utilisée désormais facilement sous une forme lyophilisée. Suivant la profondeur de l'ulcère, la GMA est utilisée en simple couche ou en multicouches et suturée le plus souvent au nylon 10.0, bien qu'elle puisse parfois être collée à l'aide de colle de fibrine (fig. 34-3
Fig. 34-3
Patient de 62 ans présentant un abcès cornéen multibactérien à Moraxella lacunata et Staphylocoque aureus.
Il existe à J12 du traitement un retard de cicatrisation associé à un ulcère creusant malgré la réponse favorable microbiologique (a). Membrane amniotique cryopréservée collée avec de la colle de fibrine à 15 jours (b) et 1 mois (c).
).
En revanche, l'intérêt d'utiliser une GMA au stade aigu de l'infection et en association avec les traitements anti-infectieux était jusque-là controversé en raison d'un relativement faible nombre d'études [17]. Ainsi, dans leur méta-analyse, Liu et al. [ 18] ont analysé le taux de cicatrisation et la récupération visuelle de 390 yeux provenant de 17 séries, et conclu à une efficacité de la GMA dans la prise en charge des kératites infectieuses au stade aigu, mais n'ont pas confirmé qu'il y avait une plus-value par rapport au traitement standard antibiotique seul.
Cependant, dans une autre méta-analyse, Ting et al. [ 17] rapportent les résultats de 3 études prospectives randomisées ayant inclus des yeux atteints de kératite bactérienne ou fongique et démontrent que l'ajout précoce d'une GMA permet de gagner 4 jours sur la fermeture de l'ulcère et une récupération visuelle supérieure de 2 à 3 lignes Snellen en comparaison avec un traitement antimicrobien seul.
Ce résultat n'est pas si étonnant, car l'action antimicrobienne de l'amnios est connue en raison de la présence de lysozyme, de transferrine et d'immunoglobulines [16]. Des études ont également démontré que la membrane amniotique pouvait servir de réservoir lorsqu'elle est utilisée en combinaison avec des antibiotiques [19]. L'utilisation de la GMA en multicouche associée à une corticothérapie locale après kératite herpétique principalement nécrosante n'a pas fait l'objet d'étude randomisée comparative, mais la lecture de nombreuses séries de cas rapportés retrouve 94 % de cicatrisation grâce à ses effets antiviraux reconnus et à ses propriétés procicatrisantes [ 20].
Recouvrement conjonctival
Le recouvrement conjonctival est une technique moins utilisée et peu décrite dans les pays industrialisés dans la prise en charge des kératites infectieuses au profit des kératoplasties transfixiantes et des GMA, mais elle n'en est pas moins efficace pour autant. Il s'agit d'une technique chirurgicale mise au point dans les années 1950 par Gundersen [21 , 22]. Celle-ci consiste en la dissection d'un volet de conjonctive pédiculé, le plus souvent disséqué en supérieur et venant recouvrir l'épithélium cornéen, de manière totale ou partielle (fig. 34-4
Fig. 34-4
a. Abcès bactérien à pneumocoque avec préperforation centrale. b. Aspect d'un recouvrement conjonctival à 1 mois.
). Le recouvrement est fixé à la cornée par des points séparés. La conjonctive va apporter à la cornée des structures vasculaires cicatrisantes, anti-inflammatoires et avoir un effet antalgique en stabilisant la surface oculaire. Il constitue une alternative aux techniques chirurgicales mutilantes, telles que l'énucléation et l'éviscération, en conservant l'anatomie du globe [22]. Une prothèse peut généralement être adaptée par la suite avec un résultat esthétique satisfaisant. Par ailleurs, lorsque le recouvrement est partiel, une technique de réhabilitation visuelle à distance reste possible en soulevant le greffon conjonctival et en greffant de manière transfixiante ou lamellaire à froid.
Le recouvrement conjonctival a sa place dans les kératites infectieuses sévères compliquées de perforation ou d'amincissement cornéen menaçant, d'ulcère cornéen réfractaire, sur des yeux au pronostic visuel pauvre (glaucome néovasculaire, amblyopes profonds, multi-opérés). Le succès thérapeutique (absence de récurrence de l'infection) est compris entre 85 % et 95 % selon les séries [ 23], à condition que l'infection soit contrôlée médicalement. Les complications sont rares : rétraction du volet, déhiscence, fonte du recouvrement en cas d'infection non contrôlée par le traitement médical.
Dans la grande série asiatique prospective multicentrique de Khor et al. [8] portant sur 6626 abcès traités, les recouvrements conjonctivaux représentaient 1,35 % des chirurgies utilisées.
Dans leur étude prospective comparant l'utilisation des GMA cryoconservées et les recouvrements conjonctivaux dans la prise en charge des kératites infectieuses non virales réfractaires, Abdulalhim et al. rapportaient une stabilisation anatomique dans 90 % des abcès recouverts et dans 90 % des GMA [ 24]. Khodadoust et al., dans leur série rétrospective, retrouvaient un succès thérapeutique pour les 11 cas d'abcès bactériens pour lesquels un recouvrement conjonctival partiel avait été pratiqué [25].
Techniques récentes proposées comme traitement adjuvant des kératites infectieuses sévères
Cross-linking du collagène
Le cross-linking du collagène cornéen aurait, selon certaines études, un intérêt dans la prise en charge des kératites microbiennes [26]. La technique dénommée PACK-CXL pour photoactivated chromophore for collagen cross-linking utilise des ultraviolets A (UV-A) en combinaison avec de la riboflavine (vitamine B2) comme photosensibilisant. Elle est connue pour augmenter la résistance biomécanique de la cornée via la formation de ponts covalents entre les fibres de collagène et freiner ainsi l'évolution des pathologies ectatiques de la cornée comme le kératocône [27].
Un certain nombre d'études ont rapporté que le PACK-CXL pouvait améliorer la cicatrisation lors des kératites microbiennes et ralentir la fonte stromale en renforçant la rigidité du collagène cornéen [28-29-30]. Il a également été montré que ce traitement était capable d'altérer l'ARN et l'ADN des agents microbiens [31]. Pour d'autres auteurs, le PACK-CXL diminuerait la pénétration des collyres locaux et engendrerait des retards de cicatrisation épithéliale en altérant les nerfs cornéens [32 , 33]. Tout cela explique des résultats publiés contrastés.
Une revue Cochrane publiée en 2020 [ 34] analyse les résultats de 3 études randomisées comparatives regroupant un total de 82 yeux de 82 patients d'âge moyen de 43 ans. Tous les patients de la série recevaient un traitement antibiotique renforcé toutes les heures; en revanche, seul un des deux groupes bénéficiait d'un PACK-CXL avant la mise en route du traitement. Le protocole consistait en une application de riboflavine pendant 30 minutes suivie d'une irradiation par les UVA pendant 30 minutes. À l'évidence, les conclusions de l'étude sont qu'il existe un nombre de biais trop important, que le nombre de patients inclus est faible et qu'un certain nombre de patients sont inclus sans certitude d'une origine infectieuse, d'où l'impossibilité d'affirmer l'efficacité de la procédure. Ainsi, dans l'étude de Said et al. [ 35], aucun des participants à l'étude n'a atteint une acuité visuelle de 2/10 es , et dans l'étude de Bamdad en 2015 [ 36], le nombre d'échecs du traitement est de 1/16 dans le groupe PACK-CXL contre 2/16 dans le groupe traitement antibiotique seul.
Dans une autre revue, regroupant 46 études et un total de 435 patients [37], l'utilisation du PACK-CXL a réduit de 3 jours la cicatrisation complète et permis une diminution plus importante de l'infiltrat à 7 jours. En revanche, il n'y avait aucune différence en termes d'acuité visuelle corrigée et d'effets secondaires.
Le tableau 34-2
Tableau 34-2
Ensemble des études prospectives et/ou randomisées évaluant l'efficacité du PACK-CXL en cas de kératite infectieuse (d'après Altamirano et al. [38]).
Price et al.Makdoumi et al.Said et al.Uddaraju et al.Bamdad et al.Venkatesh et al.
PaysÉtats-UnisSuèdeÉgypteIndeIranInde
Type d'étudeEPEPEPREPREPREPR
Nombre d'yeux4016211322403
Efficacité du PACK-CXLEfficacité plus marquée sur bactérie que sur les champignons ou les amibes Cicatrisation obtenue dans tous les cas3 perforations dans le groupe contrôle contre 0 après CXL Pas de supériorité du CXL
Essai arrêté en raison de perforations plus fréquentes
CXL accélère l'épithélialisation dans les cas de sévérité modéréeAucune différence entre les deux groupes

CXL : cross-linking; EP : étude prospective (non randomisée); EPR : étude prospective randomisée; PACK-CXL : photoactivated chromophore for collagen cross-linking.


retrace l'ensemble des études prospectives et/ou randomisées évaluant l'efficacité du PACK-CXL en cas de kératite infectieuse.
Au final, l'efficacité et l'innocuité restent à démontrer dans des études randomisées de plus grands effectifs, en ciblant probablement l'intérêt de la technique sur tel ou tel type de germe, bactérie, champignon ou amibe.
Photothérapie dynamique
Le résultat contrasté, voire très faible, du PACK-CXL dans la prise en charge des kératites infectieuses a conduit certaines équipes à explorer l'effet d'autres agents photosensibilisants conjoints à d'autres sources lumineuses [ 38]. Leurs résultats convergent vers la mise au point d'un traitement dénommé RB-PDAT conjuguant l'instillation de Rose Bengale (RB) puis une irradiation dénommée PDAT ( PhotoDynamic Antimicrobial Therapy ) par une lumière LED verte pendant une durée de 15 minutes. Les premiers travaux rapportés ouvrent un espoir supplémentaire en confirmant une bonne tolérance et semblent, en l'absence d'étude comparative, montrer une supériorité par rapport au traitement antibiotique seul.
Les greffes « à chaud»
Malgré l'utilisation des précédentes techniques, la kératoplastie « à chaud» est malheureusement parfois nécessaire, car elle reste l'ultime solution capable de préserver le globe oculaire. Celle-ci est réalisée alors même que l'infection n'est pas jugulée, d'où sa dénomination « à chaud». La kératoplastie «à chaud» est en général nécessaire dans 7 % à 10 % des cas [ 3 , 7 , 8] dans les grandes séries de kératites infectieuses sévères (voir tableau 34-1
Tableau 34-1
Principales séries de kératites infectieuses avec leur pourcentage de recours à la chirurgie, les types de chirurgie utilisés et le taux de perte anatomique du globe oculaire.
Darugar et al. [3] Ting et al. [4] Lin et al. [5] Bhadange et al. [6] Koo et al. [7] Khor et al. [8]
PaysFranceAngleterreTaïwanIndeAustralieAsie
Type d'étudeRétrospectif
Descriptif
Rétrospectif
Descriptif
Rétrospectif
Descriptif
RétrospectifRétrospectif
Descriptif
Prospectif
Nombre de patients111283558309796626
Recours chirurgical22,5 % 16,3 % 30,5 % 76,7 % 24,4 % 27,9 %
Type de chirurgieGMA 16,2 %
KT à chaud 8,2 %
Colle 7,8 %
TS 4,6 %
GMA 3,9 %
RC 1,1 %
KT à chaud 0,7 %
GMA
KT à chaud
(Pourcentages non détaillés)
Colle 26,7 %
KT 36,7 %
Vitrectomie 3,3
Colle 6 %
KT à chaud 7 %
KT 9,4 %
GMA 1,8 %
RC 1,35 %
Perte anatomique du globe0,9 % 1,4 % 2,0 % 10 % 3 % 7,3 %

GMA : greffe de membrane amniotique; KT : kératoplastie transfixiante; RC : recouvrement conjonctival; TS : tarsorraphie.


). Suivant les cas, elle peut être réalisée soit en cas de kératite résistante à un traitement médical maximal, soit afin de conserver l'intégrité du globe lorsque l'infection risque de s'étendre à la sclère, ou encore à visée tectonique en cas de perforation de grand diamètre [ 39]. Le but de cette chirurgie est de remplacer les tissus infectés et nécrotiques par un tissu cornéen sain. Les kératoplasties peuvent être transfixiantes, lamellaires ou en patch, en fonction de la profondeur de l'atteinte infectieuse et de la présence ou non d'une perforation (fig. 34-5
Fig. 34-5
Abcès à Fusarium (a) pris en charge par greffe à chaud (b), aspect à 2 mois.
).
Leur succès thérapeutique est satisfaisant, avec le maintien de l'intégrité du globe anatomique obtenu dans 90 % des cas toutes causes confondues [40 , 41], mais semble moindre sur les terrains de kératites fongiques et amibiennes où la récurrence peut aller jusqu'à 30 % [ 42]. Ainsi, Zhang et al. [40] ont rapporté 12,3 % d'énucléations ou d'éviscérations à la suite des kératoplasties à chaud où l'infection n'a pas pu être contrôlée. Pour ces différentes raisons, le traitement anti-infectieux doit être prolongé longtemps après la greffe, en particulier en cas d'origine fongique ou amibienne, souvent plusieurs mois voire un an selon les données de la littérature [43].
Le pronostic visuel des greffes « à chaud» est en revanche globalement mauvais, car celles-ci sont réalisées sur un œil inflammatoire, d'où la survenue fréquente de complications (rejet du greffon, synéchies iridocornéennes et angulaires, cataracte, glaucome réfractaire, ulcère trophique, etc.) [44]. Dans leur cohorte indienne de 507 patients greffés à chaud pour une kératite infectieuse sévère, Sharma et al. ne rapportaient que 14,8 % des patients avec une acuité visuelle postopératoire supérieure ou égale à 1/10 es [ 39]. C'est pour cette raison qu'il est toujours plus raisonnable de retarder l'échéance de la kératoplastie en réalisant d'autres techniques moins invasives décrites plus haut, et de différer la greffe à visée optique de 9 à 12 mois sur un œil désormais calme.
Conclusion
La prise en charge des kératites microbiennes passe avant tout par un traitement anti-infectieux adapté, capable d'obtenir la guérison dans plus des trois quarts des situations. Le recours à une chirurgie est cependant parfois nécessaire pour éviter une perforation (application de colle, greffe amniotique, recouvrement conjonctival), ou pour sauver l'œil d'une extension massive de l'infection (greffe à chaud). L'avenir nous dira si d'autres traitements médico-chirurgicaux actuellement en évaluation, comme le PACK-CXL ou la photothérapie dynamique (RB-PDAT), peuvent être des adjuvants efficaces.
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