Le spectre de l’uvéite hétérochromique de fuchs (UHF) étendu à celui des «uvéites à rubéole»

LE SPECTRE DE L’UVEITE HETEROCHROMIQUE DE FUCHS (UHF) ETENDU A CELUI DES « UVEITES A RUBEOLE »

Dans sa description princeps datant des années 30, l’uvéite hétérochromique de Fuchs (UHF) était définie par la triade classique associant, le plus souvent de façon unilatérale, iridocyclite avec atrophie hétérochromique irienne (plus facilement visible sur les iris marron-vert), hypertonie et cataracte. On sait qu’il existe aussi typiquement des précipités rétrocornéens, de petite taille, stellaires et interconnectés, une hyalite antérieure (sans vascularite rétinienne ni œdème maculaire), mais pas de synéchies irido-cristalliniennes. Enfin, l’inflammation est chronique et ne cède pas sous corticoïdes, et typiquement, la ponction de chambre antérieure déclenche un saignement dans l’angle irido-cornéen (signe de Amsler).

La découverte dans les années 2000 d’arguments en faveur de la présence du virus de la rubéole dans l’humeur aqueuse des yeux atteints (mais pas dans les yeux controlatéraux) a permis de comprendre une des autres caractéristiques des UHF, à savoir l’absence d’efficacité des corticoïdes et autres immunomodulateurs dans cette affection chronique, sachant qu’il n’existe pas non plus d’antiviral actif sur le virus de la rubéole.

Cependant, l’implication de la rubéole en tant que cause directe des UHF restait débattue pour plusieurs raisons : en raison de la négativité des prélèvements d’humeur aqueuse chez un grand nombre de patients et aussi, très paradoxalement, d’arguments biologiques en faveur de la présence dans l’œil du virus Herpès simplex (HSV), du cytomégalovirus (CMV) ou encore de Toxoplasma gondii chez d’autres patients présentant un tableau pourtant typique d’UHF. D’ailleurs, l’association entre l’UHF et la présence de cicatrices choriorétiniennes compatibles avec des antécédents de toxoplasmose oculaire avait largement été décrite dans la littérature.

L’équipe hollandaise dirigée par Aniki Rothova a profité de son expertise de longue date dans l’analyse biologique de l’humeur aqueuse des yeux inflammatoires pour réaliser une étude qui sera surement reprise de nombreuses fois dans les publications futures sur les uvéites. Elle remet en effet en question l’unicité clinique des UHF, en les transformant au final en un simple sous-ensemble, certes particulier, des manifestations inflammatoires intra-oculaires chroniques liées à la présence du virus de la rubéole dans l’œil.

Pour arriver à cette constatation, les dossiers de tous les patients pour lesquels une ponction d’humeur aqueuse (PCA) était revenue positive pour la présence du virus de la rubéole (présence de génome en PCR ou d’anticorps spécifiques) entre janvier 2010 et octobre 2016 dans les unités de Rotterdam et d’Utrecht ont été analysés de façon rétrospective, et ont été comparés (en ce qui concerne la PCA) à ceux de l'ensemble des patients pour lesquels le diagnostic d’UHF avait été retenu, sur la base des signes cliniques.

Au total, les dossiers de 127 patients consécutifs ont été sélectionnés en raison d’une PCR rubéole positive (20% des cas) et/ou ou de la présence d’anticorps spécifiques (rapport de charge immunitaire >3, 97% des cas) dans l’humeur aqueuse (13% étaient positifs pour les deux critères). L’atteinte était bilatérale dans 13%, des cas (17 patients), ce qui est parfaitement cohérent avec la description princeps de Fuchs, et dans ces cas, l’inflammation avait été d’emblée détectée dans les 2 yeux (pas de bilatéralisation en deux temps).

En revanche, tous les patients positifs pour la rubéole ne présentaient pas tous les signes classiques de l’UHF, et même loin de là. A titre d’exemple, seuls 36% des patients présentaient une atrophie irienne et des précipités rétrocornéens sans synéchie iridocristalinienne, et ce pourcentage tombait à 30% et 24% si on ajoutait la hyalite antérieure et la cataracte, respectivement. De façon globale, la présentation clinique la plus fréquente associait une atteinte unilatérale avec précipités rétrocornéens et hyalite antérieure mais pas de synéchies. A l’inverse, le signe d’UHF le plus fréquemment manquant était l'hétérochromie et/ou l'atrophie irienne (54% des cas).

A titre de comparaison, les 39 patients identifiés comme UHF sur la base des signes cliniques typiques découverts pendant la même période (2010-2016) avaient aussi subi une PCA, qui avait révélé la présence de rubéole dans 95% des cas (37 patients), et aucune autre étiologie n’avait finalement été retrouvée dans les 2 cas restants.

Autrement dit, la presque totalité des patients avec une UHF typique étaient positifs pour la rubéole, mais en revanche, tous les patients dont la PCA suggérait la présence du virus dans l’humeur aqueuse ne validaient pas tous les critères de l’UHF. Se posait alors la question de savoir si un sous-groupe plus particulier se rapprochait de l’entité classique. La comparaison entre les deux populations de patients positifs uniquement pour la présence de génome (PCR rubéole positive) ou à l’inverse uniquement pour celle des anticorps n'a révélé aucune différence en ce qui concerne le genre (sex ratio de 1), l’origine ou de lieu de naissance, le délai de diagnostic, la latéralité, la présence d'une atrophie de l'iris, de nodules iriens de Koeppe, d’une hyalite, de cicatrices rétiniennes, ou de cataracte. En revanche, une PCR positive était fortement prédictive de la survenue d’un glaucome (odds ratio [OR] de 6,0), et était plus souvent rencontrée en cas de survenue précoce des signes. Il est aussi intéressant de noter que 5 de ces patients présentaient aussi une synthèse intracamérulaire d’anticorps contre d’autres agents infectieux que la rubéole (2 pour le VZV, 2 pour le Toxoplasma gondii et 1 pour le HSV) mais le rapport de charge immunitaire était inférieur à celui pour la rubéole dans tous les cas.

De façon marquante, aucun des 127 patients n'avait été vacciné contre la rubéole dans l’enfance, tous les patients étant nés avant la mise en place du programme de vaccination systématique en Hollande, sauf trois : deux étaient nés hors des Pays-Bas (Pologne, et Somalie) et les parents du troisième avaient refusé la vaccination pour des raisons religieuses. Rappelons à cet égard que Birnbaum et al avait déjà montré dès 2007 une moindre fréquence des UHF chez les patients vaccinés (Am J Ophthalmol. 2007 Sep;144(3):424-428).

Pour les auteurs, toutes ces données suggèrent une hypothèse pathogénique commune aux uvéites liées à la présence du virus de la rubéole : l’œil serait contaminé pendant l’enfance lors de la primo-infection (rubéole clinique ou pas), mais alors que la virémie se résout, l'infection pourrait persister dans un œil, voire les deux, et provoquer à terme une inflammation chronique. On peut considérer ce scénario comme possible, on peut aussi considérer qu’il est très simpliste, car la raison fondamentale de la persistance du virus n’est pas évidente, a fortiori quand on se souvient que 90% des patients présentent une uvéite unilatérale.

Quoi qu’il en soit, cet article marque un tournant dans le monde de l’inflammation oculaire, et il faudra probablement parler dans l’avenir des « uvéites à rubéole », au sein desquelles seul un faible nombre de patients présentent tous les signes validant le diagnostic complet d’uvéite hétérochromique de Fuchs. A cet égard, on peut aussi se référer à l’excellente revue de l’équipe de Kestelyn (Gent, Belgique), publiée il y a 4 ans (Kreps, Derveaux, de Keyser et Krestelyn, Fuchs’ Uveitis Syndrome: No Longer a Syndrome? Ocular Immunology & Inflammation, Early Online, 1–10, 2015), mais toujours aussi passionnante et maintenant renforcée par cette nouvelle publication de Groen-Hakan.

Groen-Hakan F, Van de Laar S, Van der Eijk-Baltissen AA, Ten Dam–Van  Loon N, De Boer J, Rothova A. Clinical manifestations, prognosis, and vaccination status of patients with rubella virus–associated uveitis. Am J Ophthalmol 2019;202:37–46

Reviewer : Marc Labetoulle, thématique : uvéite / infection