COVID19 et surface oculaire : la suite…

Covid - 19

De nouvelles données sur la fréquence des conjonctivites, mais restons prudents… et critiques !

Dans la revue de presse du mois dernier, nous vous rapportions les premières données disponibles sur la fréquence des atteintes oculaires chez les malades atteints du COVID19 : sur l’étude menée à Wuhan portant sur plus de 1000 patients, près de 1% des malades avaient des signes de conjonctivites(1). Les publications de ces dernières semaines rapportent des fréquences plus importantes, mais nécessitent quelques précautions dans leur lecture. Commençons tout d’abord par l’étude de Chen et al.,(2) déjà reprise dans certains grands médias(3). Menée sur 534 patients atteints de COVID-19 positifs en PCR dans 2 hôpitaux de Wuhan, cette étude analysait la fréquence des atteintes à l’aide d’un questionnaire rempli par les médecins, en entretien individuel avec les patients ou par téléphone : elle ne reposait donc pas sur l’examen clinique, et encore moins ophtalmologique. Par ailleurs, bien qu’elle soit disponible en ligne, elle n’a pas fait l’objet d’un processus de relecture par les pairs et n’est pas encore formellement acceptée pour publication. Dans tous les cas, les auteurs ont retrouvé (à l’interrogatoire) une hyperhémie conjonctivale chez 4,7% (25 patients), ayant duré 5 jours en moyenne (2 à 10 jours), et précédé les autres symptômes chez 3 patients. Le questionnaire, qui s’intéressait également aux symptômes oculaires ressentis par les patients, relevait une sensation d’œil sec chez 21% des patients, une vision trouble chez 13% des patients et une sensation de corps étranger chez 12%.
L’autre étude fournissant des données sur la fréquence des atteintes oculaires au cours du COVID-19 est celle de Wu et al., également menée à Wuhan, et publiée dans le prestigieux JAMA Ophthalmology (version en ligne pour le moment)(4). L’article fait aussi le « buzz » dans de nombreux médias destinés aux ophtalmologistes(5). Il s’agissait d’une série de 38 patients hospitalisés entre les 9 et le 15 février pour le COVID-19 (diagnostic par PCR naso-pharyngée - positive chez 25 d’entre eux- scanner thoracique et/ou symptômes). L’examen ophtalmologique était réalisé au lit du patient, sans lampe à fente. Au total, 12 patients (soit 32%) avaient des manifestations oculaires : 8 cas de chémosis, 7 d’épiphora, 7 de sécrétions conjonctivales (sans précision) et 3 d’hyperhémie conjonctivale. Ces 12 patients symptomatiques avaient été testés par écouvillonnage conjonctival pour PCR SARS-CoV-2 pendant leur hospitalisation, et seulement 2 étaient positifs : le premier cas présentait une hyperhémie et des sécrétions conjonctivales, le second un chémosis. Notons que tous les chémosis étaient constatés chez des patients dans un état général « sévère » (détresse respiratoire), ou « critique » (défaillance multiviscérale).
On comprend tout à fait, vu le contexte, que les patients n’aient pas pu être examinés à la lampe à fente. Ce qu’on comprend moins, c’est ce chiffre mis en avant dans le résumé de l’article et repris dans tous les médias : « 32% d’atteinte oculaire ». Or le chémosis, qui constituait l’atteinte prédominante chez ces patients (8/12), (et pouvait expliquer l’épiphora et les sécrétions) est très fréquent chez les patients en réanimation et totalement aspécifique. En effet, ce dernier est le plus souvent lié à une hyperpression veineuse chez les patients intubés avec ventilation mécanique en pression positive, ou à une perméabilité capillaire excessive associée aux grands syndromes inflammatoires (très fréquents dans les formes sévères de cette maladie). Les deux mécanismes peuvent se combiner, et le chémosis peut aussi être majoré par l’œdème déclive vers le visage lors du décubitus ventral, une technique souvent mise en œuvre dans la prise en charge des COVID-19 sévères pour diminuer le risque d’atélectasie lobaire pulmonaire. Pour résumer, une proportion importante des atteintes rapportées pourrait être complétement aspécifique, et secondaire à l’altération de l’état général de ces patients… Pourtant, aucun mot dans la discussion pour ne serait-ce, qu’envisager cette hypothèse, et une publication express dans une revue majeure.
Ces 2 nouvelles études semblent illustrer certaines dérives de la publication scientifique, particulièrement visibles depuis le début de cette crise sanitaire, et les fausses idées qu’elles peuvent induire et répandre. Dans le premier cas, on commente dans les médias un article qui n’a même pas encore été publié (phénomène de plus en plus fréquent), sans en analyser les biais méthodologiques majeurs. Dans le second, les données sont publiées et reprises par des journalistes sans aucune analyse critique des résultats. Le retour d’expérience de terrain des médecins de notre centre (CHU de Bicêtre), en première ligne pour prendre en charge un grand nombre de malades, semble bien plus en faveur des premiers chiffres publiés (environ 1% de conjonctivites cliniquement patentes) que ces données plus récentes. Reste deux questions : celle d’une atteinte plus importante si l’examen à la lampe à fente et le fond d’œil étaient techniquement possibles à la phase aiguë, et celle des éventuels syndromes inflammatoires oculaires à distance, comme on le voit dans d’autres viroses.

Les larmes sont vraiment contagieuses et pourraient le rester près d’un mois !

Revenons désormais à des données indiscutables grâce au cas clinique publié par nos collègues italiens dans Annals of Internal Medicine. On sait déjà que les larmes des patients atteints du COVID-19 peuvent être positives en PCR, surtout en cas de conjonctivite (voir revue de presse de mars), ce qui prouve que le génome viral est présent à la surface oculaire, mais ne démontre pas le caractère infectant des larmes. Pour prouver la contagiosité, il faut pouvoir cultiver le virus sur des cellules, et ainsi prouver sa capacité infectieuse (la présence de matériel génétique n’est pas synonyme d’infectiosité, ne serait-ce que parce que des cellules infectées mais tuées par le système immunitaire peuvent persister dans le prélèvement). C’est cette ultime technique qu’ont utilisée Colavita et al., chez une patiente de 65 ans hospitalisée à Rome à son retour de Wuhan, fin janvier, pour un COVID19 sévère associé à une conjonctivite bilatérale. La patiente avait des prélèvements oculaires quasi-quotidiens, sur lesquels la PCR était constamment positive jusqu’au 21ème jour (J21) de l’hospitalisation, avec une charge virale qui décroissait à mesure que les signes de conjonctivite s’estompaient. La PCR, négative à J22, se re-positivait à J27, alors que les signes cliniques de conjonctivite avaient disparu. En outre, la charge virale à ce niveau était supérieure à celle retrouvée le même jour sur l’écouvillon naso-pharyngée de contrôle, suggérant une réplication locale.
Mais surtout, le premier écouvillon était également inoculé sur des cellules in vitro (cellules Vero, issues d’épithélium rénal de primate non humain), qui présentaient, après 5 jours de culture, des plages de lyse, témoignant d’une réplication virale entraînant la mort des cellules. Ces données rappellent une fois de plus les précautions qui doivent être prises par les ophtalmologistes et les soignants en général concernant les sécrétions oculaires des patients COVID-19. Elles soulèvent aussi bien des interrogations sur les capacités de ce virus à se répliquer sur la surface oculaire, sur laquelle les fameux récepteurs ACE2 nécessaires à l’entrée du virus, viennent d’être mis en évidence (voir commentaire de l’article suivant).

L’atteinte oculaire peut vraiment être inaugurale, voire au premier plan

Cette possibilité, déjà évoquée dans des éditoriaux et des recommandations de sociétés savantes, peut nous placer, en tant qu’ophtalmologiste, en première ligne pour faire le diagnostic de COVID-19. Elle est très bien documentée dans le cas rapporté par Cheema et al. dans le Journal Canadien d’Ophtalmologie. Il s’agissait d’une patiente âgée de 29 ans, de retour d’un séjour aux Philippines, qui présentait un tableau de conjonctivite virale typique de l’œil droit, associée à une rhinorrhée et une toux (des symptômes également présents chez son compagnon, testé négatif pour le COVID-19). L’examen retrouvait alors une acuité conservée, une conjonctivite folliculaire, une franche hyperhémie, un larmoiement clair, mais également une pseudo-dendrite inférieure et des infiltrats sous-épithéliaux périphériques. Le tableau, initialement considéré comme une kérato-conjonctivite herpétique était traité par collyres antibiotiques et antiviraux per os. Elle revenait en urgence 48 heures après pour une aggravation des symptômes, avec à l’examen une multiplication des infiltrats sous-épithéliaux et épithéliaux (bien documentés dans l’article), prenant la fluorescéine, et l’apparition d’une adénopathie prétragienne faisant évoquer le diagnostic de kérato-conjonctivite épidémique. Le lendemain, un dépistage systématique du COVID-19, réalisé à la demande des autorités sanitaires chez la patiente en raison de son voyage récent aux Philippines revenait positif. L’écouvillon conjonctival initial, alors ré-analysé a posteriori, retrouvait un signal faible, mais positif pour le SARS-CoV-2. Malheureusement, les auteurs ne racontent pas comment ont évolué les atteintes oculaires (la patiente a peut-être été perdue de vue ?) et systémiques, largement au second plan aux premiers jours. Ce cas démontre toutefois que l’atteinte oculaire du COVID-19 peut vraiment être inaugurale, voire au premier plan (comme cela est suggéré dans les fiches synthétiques COVID de la SFO), même si cette éventualité semble tout à fait exceptionnelle.

 

1) Guan WJ, Ni ZY, Hu Y, et al. China Medical Treatment Expert Group for Covid-19. Clinical Characteristics of Coronavirus Disease 2019 in China. N Engl J Med. 2020 Feb 28.
2) Chen L, Deng C, Chen X, et al. Ocular manifestations and clinical characteristics of 534 cases of COVID-19 in China: A cross-sectional study. https://doi.org/10.1101/2020.03.12.20034678.
3)https://www.lemonde.fr/blog/realitesbiomedicales/2020/04/22/covid-19-quid-de-la-contamination-par-voie-oculaire/.
4) Wu P, Duan F, Luo C, et al. Characteristics of Ocular. Findings of Patients With Coronavirus Disease 2019 (COVID-19) in Hubei Province, China. JAMA Ophthalmol. 2020 Mar 31
5) https://www.eurotimes.org/covid-19-research-ocular-symptoms-jama/
6) Colavita F, Lapa D, Carletti F, et al. SARS-CoV-2 Isolation From Ocular Secretions of a Patient With COVID-19 in Italy With Prolonged Viral RNA Detection. Ann Intern Med. 2020 Apr 17. doi: 10.7326/M20-1176.
7) Seah I, Agrawal R. Can the Coronavirus Disease 2019 (COVID-19) Affect the Eyes? A Review of Coronaviruses and Ocular Implications in Humans and Animals. Ocul Immunol Inflamm. 2020 Apr 2;28(3):391-395.
8) Cheema M, Aghazadeh H, Nazarali S, et al. Keratoconjunctivitis as the initial medical presentation of the novel coronavirus disease 2019 (COVID-19). Can J Ophthalmol. 2020 Apr 2. pii: S0008-4182(20)30305-7.

 

Reviewer : Antoine Rousseau, thématique : infectiologie, surface oculaire.