La chloroquine dans le Covid : quelques réponses scientifiques, quelques questions en suspens, mais surtout des certitudes inattendues, qui marquent un tournant.

Covid - 19

Nous avons tous entendu parler récemment de la piste de la chloroquine comme traitement potentiel du COVID 19 (coronavirus disease 19), cette infection par le virus SRAS-CoV-2 (Severe Acute Respiratory Syndrome – Coronavirus 2), qui après avoir touché la Chine en fin d’année 2019, déferle actuellement sur l’Europe et cause une crise sanitaire sans précédent depuis un siècle.
Si les discussions sur l’efficacité potentielle de la chloroquine sur le COVID-19 sont si importantes et suscitent autant de débats, c’est justement parce que le rationnel de ce type de traitement n’est pas encore très clair et que les enjeux dépassent la question initiale.
Qu’en est-il exactement ?
La chloroquine existe sous forme de sels de sulfate et de phosphate (disponible en France sous le nom de Nivaquine), et elle a longtemps été utilisée comme traitement préventif de première intention du paludisme, en raison d’une bonne tolérance au long cours. Son mode d’action dans cette indication est imparfaitement connu, mais il est classiquement admis qu’elle interagit avec la ferriprotoporphyrine IX du Plasmodium falciparum, et que le composé qui en résulte est toxique pour le parasite.
Nous connaissons bien en ophtalmologie un dérivé de la chloroquine, l’hydroxychloroquine (disponible en France sous le nom de Plaquenil), car elle peut entrainer, en cas de prise chronique et/ou surdosée, la maculopathie en œil de bœuf, complication iatrogène rare mais redoutée car cécitante. Pour cette raison, il est recommandé de suivre régulièrement les patients sous hydroxychloroquine, afin de détecter les prodromes de la rétinopathie toxique, en espérant que le processus délétère cesse avec l’arrêt du traitement. On sait qu’en réalité ce n’est pas toujours le cas, car cette molécule, lorsqu’elle a pénétré dans les tissus rétiniens, est capable d’y rester très longtemps, le processus toxique est donc cumulatif et en réalité non réversible. Il est d’ailleurs classique de dire que l’index thérapeutique de l’hydroxychloroquine est faible, autrement dit que la marge qui existe entre la dose thérapeutique et la dose toxique est réduite. Cela tient en partie à la biodistribution de la chloroquine et de ses dérivés, puisqu’ils diffusent mal dans les tissus adipeux. La meilleure prévention de la rétinopathie toxique en œil de bœuf est d’ailleurs de régler le dosage sur la masse corporelle idéale du patient (qui est fonction de la taille) et non son poids réel, car cela revient, dès le moindre surpoids, à générer un surdosage dans les autres tissus, dont la rétine.
Actuellement, les principales indications de l’hydroxychloroquine sont un groupe particulier de maladies auto-immunes, essentiellement composé du lupus, de la polyarthrite rhumatoïde, et du syndrome de Sjögren. La compréhension des capacités immuno-modulatrices ou anti-inflammatoires de l’hydroxychloroquine est encore très incomplète. On sait que la chloroquine et ses dérivés sont, de façon générale, capables de réduire l’acidification des vésicules présentes dans le cytoplasme des cellules eucaryotes, en particulier les lysosomes. Or, l’acidité des lysosomes est essentielle pour qu’un mécanisme d’auto-nettoyage naturel des cellules, nommé « autophagie », puisse se faire de façon optimale : la fusion entre les « autophagosomes », remplis de débris d’organelles cellulaires liés aux divers processus métaboliques, avec le lysosome, permet la destruction de ces débris, et la régénération des éléments cellulaires (vésicules de Golgi, mitochondries, …). Plusieurs études ont récemment montré que l’autophagie est dérégulée dans les glandes salivaires des patients atteints de Syndrome de Sjögren, à la fois dans les cellules sécrétrices des glandes et dans les cellules inflammatoires qui les infiltrent.  Il est donc possible que les effets cliniques associés à la prise de dérives de la chloroquine dans le syndrome de Sjögren passent, au moins en partie, par son effet freinateur de l’action lysosomale.
De façon apparemment indépendante, la chloroquine a aussi été étudiée pour d’éventuelles propriétés antivirales. Un lien possible entre ces dernières et son effet anti-inflammatoire pourrait justement être le blocage de l’acidification des vésicules intracytoplasmiques. En effet,  nombre de virus enveloppés, comme le coronavirus, pénètrent dans les cellules grâce à une étape de fusion entre leur membrane externe et celle de la cellule, les deux étant d’ailleurs de même nature (bi-couche lipidique). Après cette fusion, les capsides virales sont alors relâchées dans le cytoplasme, et vont délivrer l’information génétique virale qui aboutira à la production d’un nombre souvent colossal de nouvelles particules infectieuses par la cellule infectée. Or, la fusion initiale entre les deux membranes (virale et cellulaire) nécessite une interaction entre des protéines de surface des deux partenaires, et cette interaction ne peut justement se faire que dans des conditions acides très particulières, par l’intermédiaire du phénomène d’endocytose. Une incapacité à obtenir le pH idéal peut bloquer ce processus, et c’est probablement par ce bais que la chloroquine pourrait aider à la lutte antivirale. D’autres propriétés de la chloroquine pourraient être impliquées, de façon non exclusive d’ailleurs, pour réduire les infections virales : modifications de la synthèse de certains des sucres nécessaires aux molécules de surface pour une reconnaissance des cellules cibles et/ou modification post-traductionnelle de certaines protéines virales. Dans tous les cas, il s’agit de modes d’action qui font de la chloroquine une molécule au spectre antiviral potentiellement assez large.

Les deux très bonnes revues de littérature, publiées pour l’une par Franck Touret et Xavier de Lamballerie, de l’Unité des Virus Émergents de Marseille, et pour l’autre par l’équipe de Didier Raoult (IHU Méditerranée Infection, à Marseille également) permettent de se faire une idée rapide et précise de l’histoire de la chloroquine en tant qu’antiviral potentiel.

L’idée, en réalité, n’est pas nouvelle, puisque les premières publications sur le sujet datent du début des années 70, il y a cinquante ans… Il s’agissait à l’époque de données in vitro uniquement. Depuis, de nombreux virus ont été testés avec succès pour leur sensibilité à la chloroquine, toujours in vitro, dont le coronavirus responsable de l‘épidémie de SRAS en 2004. D’autres études ont montré une efficacité ex vivo sur le virus Ebola. Des données encourageantes ont aussi été enregistrées in vivo, c’est-à-dire dans des modèles d’infection expérimentale chez l’animal, à entérovirus, à virus Zika, à celui de la grippe et même à un coronavirus humain (OC43). Cependant, plusieurs tentatives d’appliquer ces données chez l’homme n’ont pas été aussi positives. Un essai contrôlé sur la grippe n’a pas démontré l’efficacité de la chloroquine dans la prévention de la dissémination de la maladie, et de même pour la dengue.
Les choses se sont montrées encore moins faciles à cerner lors de l’évaluation de la chloroquine contre le virus du chikungunya. Alors que les résultats étaient prometteurs in vitro et en modèle animal, avec réduction de la réplication virale, l’essai chez l’homme lors de l’épidémie réunionnaise n’a pas montré d’amélioration des signes de la maladie en phase aiguë, ni sur les arthralgies chroniques au décours. Pour Touret et de Lamballerie, cette analyse de la littérature rappelle « qu’aucune infection virale aiguë n'a, à ce jour, été traitée avec succès par la chloroquine chez l'homme ».
Leur démonstration se poursuit à propos des infections virales chroniques, dont on sait maintenant que les phénomènes dysimmunitaires induits par la persistance virale expliquent une partie de la morbidité. Mais malheureusement, là encore, la chloroquine n’a pas montré d’efficacité majeure, qu’il s’agisse de l’infection par le VIH ou par le virus de l’hépatite C, même si pour ce dernier, une réduction (modeste) de la charge virale avait été constatée chez des patients par ailleurs non-répondeurs aux traitements standards.

 

Cependant, devant l’urgence de la situation chinoise avec COVID-19, plus de 15 essais cliniques visant à tester la chloroquine dans cette affection ont déjà été déclarés à l’office ad’hoc chinois (Chinese Clinical Trial Register" (ChiCTR)), ce qui montre au passage le dynamisme des équipes universitaires de cette région du monde.
En attendant de connaitre les résultats de ces essais cliniques, l’espoir de trouver rapidement la panacée devant cette épidémie d’une rare violence est telle que Wang et ses collègues ont conclu récemment, à partir d’une série d’expériences pourtant seulement in vitro, que la chloroquine est très efficace dans le contrôle de l'infection par SRAS-CoV-2 (Wang et al, Cell Res. 2020, 1-3). Gao et al., dans une autre publication de 2020 indiquaient que le phosphate de chloroquine aurait montré, sur 100 patients infectés, une meilleure efficacité que le médicament contrôle pour réduire l’atteinte pulmonaire et la durée globale des symptômes. Malheureusement, la version anglophone, et surtout écourtée, de cette publication ne fournit aucune donnée chiffrée, ni même de détail sur la nature du médicament « contrôle » (Gao J et al, BioScience Trends. 2020; 14(1):72-73). Dans cette indication, la posologie de la chloroquine serait de 500mg, deux fois par jour pendant 10 jours.
Évidemment, tout le monde a envie de croire à ces très bonnes nouvelles, mais pour l’instant, faute de données publiées sur ces essais chinois, le doute persiste. Ce qui fait d’ailleurs dire à Touret et de Lamballerie qu’ils exhortent les scientifiques chinois à rendre compte des résultats dans une revue à comité de lecture, avec suffisamment de données détaillées pour que la communauté scientifique puisse se faire une idée propre. Tout le monde sera forcément d’accord sur ce point, mais nous pourrions aussi rajouter qu’il ne tient qu’à nous de mettre en œuvre au plus vite des essais cliniques, puisque nous en avons malheureusement l’occasion actuellement. Toutefois, la difficulté est, dans les conditions d’exercice qui sont les nôtres, d’envisager un groupe de patients uniquement traités par placebo (faute de traitement de référence) après randomisation, seule façon de connaitre l’efficacité réelle de la chloroquine sur cette maladie potentiellement mortelle.
Cette difficulté méthodologique concerne apparemment la seule publication européenne sur le sujet, parue tout récemment, le 17 mars 2020, sur le site de l’IHU dirigée par D Raoult, avant une publication dans Journal of Antimicrobial Agents, d’après les informations en ligne.
Les résultats présentés concernent une série de patients traités par l’hydroxychloroquine à la dose de 200mg, 3 fois par jour pendant 10 jours. Cette molécule et cette dose ont été choisies, à la place de la chloroquine utilisée en Chine, car la même équipe de recherche avait préalablement montré leur intérêt et leur tolérance dans des infections chroniques liées à des bactéries intracellulaires (fièvre Q et maladie de Whipple), c’est-à-dire partageant quelques mécanismes communs avec les virus.
Les critères d’inclusion étaient une hospitalisation en rapport avec une infection confirmée à SRAS-CoV-2, un âge supérieur à 12 ans, et l’absence de contre-indication à l’hydroxychloroquine. Le critère de jugement annoncé était la baisse de la charge virale (en PCR) dans les voies naso-pharyngées à 6 jours. Au total, 26 patients ont débuté le traitement, mais 6 ont été perdus de vus pour les raisons suivantes : 3 transferts en réanimation, 1 décès, deux arrêts prématurés de traitement dont un pour inclusion à tort (PCR initiale négative) et un autre pour nausée. Les 20 patients ayant reçu le traitement pendant au moins 6 jours ont été comparés à 16 autres, qualifiés de « contrôle », mais pas sur la base d’une randomisation. D’ailleurs, les patients traités étaient en moyenne plus jeunes que les autres (51 vs 37 ans). De plus, 6 des patients ayant reçu l’hydroxychloroquine ont aussi été traités par azithromycine orale pour prévenir une surinfection bactérienne, mais les critères pour instaurer ou non ce traitement ne sont pas précisés.
Quoi qu’il en soit, pour les 20 patients ayant effectivement été traités pendant toute la durée d’observation, la PCR était devenu négative à 6 jours dans 70% des cas, contre seulement 12,5% dans le groupe « contrôle ». En outre, dans le petit sous-groupe des patients ayant reçu à la fois l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, tous (100%) avaient négativé la PCR, contre 54% chez les 14 patients simplement traités. Les auteurs reconnaissent les limites de ce type d’étude, mais ils insistent sur l’efficacité apparemment très rapide de l’hydroxychloroquine sur la sécrétion virale dans la gorge (les données chinoises parlaient de 20 à 30 jours en évolution naturelle), et d’autant plus que le traitement a été instauré rapidement après les premiers symptômes. Ils insistent aussi sur la synergie antivirale apparente de la combinaison avec l’azithromycine. Si elles sont confirmées, ces données pourraient avoir un impact majeur dans la prise en charge de COVID-19, à la fois dans un but thérapeutique immédiat pour les patients et dans celui de réduire leur contagiosité.

 
Au final, cette crise sanitaire mondiale du COVID-19 ne fait pas que révéler un des talons d’Achille de l’organisation de notre société, moderne, mondialisée et sans cesse en mouvement. Il s’agit aussi d’une des premières fois où, devant l’urgence, des protocoles de recherche clinique sont mis en place à une vitesse impressionnante, avec des budgets de recherche académiques débloqués rapidement, en partie sous la pression d’un débat médiatique entre scientifiques, par le biais des réseaux sociaux ou équivalents, totalement ouvert à qui veut bien s’y intéresser.
Cette épidémie montre enfin à quel point la recherche clinique et scientifique chinoise, forte de la population qu’elle représente et de la puissance économique sous-jacente, publie dorénavant plus rapidement que le monde occidental, non seulement dans les grandes revues anglo-saxonnes, mais parfois en s’affranchissant des contraintes qu’elles imposent, faisant alors passer leurs informations en langue chinoise, et ce même pour des données scientifiques de premier ordre. La logique est de leur côté, sur ce point. Force est de constater que pour COVID-19, les européens et nord-américains ne peuvent qu’attendre que les données chinoises soient non seulement publiées, mais surtout accessibles pour eux, c’est à dite traduites en anglais. C’est une première, mais sûrement pas une dernière…

 

Touret F, de Lamballerie X. Of chloroquine and COVID-19, Antiviral Res. 2020 Mar 5;177:104762

Devaux CA, Rolain JM, Colson P, Raoult D. New insights on the antiviral effects of chloroquine against coronavirus: what to expect for COVID-19? Int J Antimicrob Agents. 2020 Mar 11:105938. doi: 10.1016/j.ijantimicag.2020.105938. [Epub ahead of print]
Gautreta P, Lagiera JC, Parolaa P, Hoanga VT, Meddeba L, Mailhea M, Doudiera B, Courjone J, Giordanengoh V, Vieiraa VE, Tissot Duponta H, Honoré S, Colsona P, Chabrièrea E, La Scolaa B, Rolaina JM, Brouquia P, Raoult D: Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open- label non-randomized clinical trial. Journal of Antimicrobial Agents – In Press 17 March 2020 – DOI : 10.1016/j.ijantimicag.2020.105949


Reviewer : Marc Labetoulle, thématique : infectiologie