La trottinette et la santé : du canular qui en dit beaucoup plus long qu’il n’y parait aux données purement ophtalmologiques et fiables

C’est au milieu du mois d’août que l’un des plus beaux canulars dans l’histoire de la presse scientifique a vu officiellement le jour, il est d’origine française (Oodendijk et al), et il n’est pas que drôle, car il soulève des questions essentielles sur la façon de lire la presse scientifique.
Il paraissait pourtant difficile de faire mieux que le déjà exceptionnel double canular publié dans le BMJ (British Medical Journal). En 2003, Gordon Smith and Jill Pell,  respectivement professeur à Cambridge et consultant en santé publique à Glasgow publiaient dans le très sérieux journal médical britannique un article provocateur, sous la forme d’une revue systématique de la littérature (méta-analyse) démontrant qu’en l’absence d’essai randomisé et contrôlé sur un nombre suffisant de patients, il était impossible de conclure scientifiquement que le parachute est une bonne solution pour prévenir des risques de traumatisme lorsqu’on saute d’un avion (ce que les auteurs appelaient un « challenge gravitationnel »). Ce trait d’humour typiquement anglais attaquait, aussi frontalement qu’élégamment, le concept de la « médecine basée sur des preuves », ou EBM, lorsque celle-ci devient un dogme découplé du bon sens le plus élémentaire. La discussion sous-jacente était importante. On sait par exemple que des molécules pourtant largement utilisées tous les jours, en grosses quantités et depuis des décennies, telles que l’aspirine ou les corticostéroïdes oraux, auraient du mal à passer les fourches caudines des multiples critères d’évaluation actuellement exigés pour autoriser la mise sur le marché de tout nouveau médicament. Même si de façon générale leur efficacité est indiscutable et leur place indispensable dans beaucoup de situations médicales courantes, ce sont certainement leurs effets indésirables qui les disqualifieraient aujourd’hui. Mais la même logique, lorsqu’elle fut appliquée aux inhibiteurs de la cyclo-oxygènase 2 (les « coxibs ») dont l’indication était aussi la lutte contre l’inflammation, a finalement conduit à leur éviction en raison du sur-risque d’accidents thrombotiques qu’ils entrainaient, sur-risque alors considéré comme intolérable car nouveau, alors même que les médicaments contrôles dans ces études (les fameux AINS oraux classiques) restaient sur le marché malgré un risque d’hémorragies sévères, loin d’être rare, peut-être même plus important, mais bien connu donc accepté.
Mais revenons à ce canular sur le parachute. En 2018, d’autres auteurs de Harvard (Boston) et de Californie, ont poussé le bouchon un peu plus loin. La même revue, BMJ, a joué le jeu en publiant un essai randomisé et contrôlé sur l’utilisation du parachute qui démontrait que celui-ci n’est pas plus efficace que l’absence totale de système de protection anti-chute lorsqu’on saute d’un avion. La conclusion, surprenante, correspondait bien aux résultats de l’étude, la publication était donc scientifiquement valide, et donc publiable. Mais il fallait juste prendre le temps, pour la comprendre, de lire les rubriques Matériels et Méthodes, ce qu’on oublie souvent de faire malheureusement. Car les volontaires, randomisés sur le port d’un parachute ou non, sautaient en réalité d’un avion encore au sol et immobile. Dans ces conditions, le port du parachute ne démontrait pas sa supériorité́ préventive sur la méthode contrôle, et on pouvait donc dire qu’il ne servait à rien pour sauter d’un avion, si l’on prenait le soin d’omettre de préciser « sauf si l’avion vole ».
Le débat ouvert par le canular de cet été est différent dans son sujet, mais il rejoint le premier sur un point majeur : comment les médecins doivent-ils appréhender les informations scientifiques nouvelles pour parfaire leur formation continue, et donc améliorer leurs compétences réelles ?
L’article en question, initialement publié très officiellement en août 2020 dans la revue en ligne « Asian Journal of Medicine and Health » a récemment été retiré de la liste des publications consultables sur le site du journal, depuis que ses éditeurs ont pris conscience de la situation. Il reste toutefois possible de télécharger la version anglaise (celle initialement acceptée) et sa traduction française sur le blog mis en place par un des auteurs (voir lien ci-dessous), ce qui permet d’accéder à un texte qui est désopilant en première lecture.
Les auteurs ont en effet choisi d’aligner un nombre incroyable de contresens, d’idioties, de jeux de mots, et de données totalement farfelues, et tout cela n’a pas empêché cet article d’être, à terme, publié officiellement dans une revue dite scientifique et accessible à tous en ligne. Tout dans le texte n’est que dérision, depuis le titre qui suggère que la combinaison d’hydroxychloroquine et d’azithromycine participerait efficacement à la prévention des accidents de trottinette jusqu’à la discussion qui propose que ces traitements soient directement incorporés dans le sel de table pour une diffusion optimale à la population générale, utilisatrice de trottinette ou pas. Entre-temps, il est impossible de ne pas sourire au nom des auteurs (des pseudonymes flagrants, dont le nom du chien de notre Président de la République), de ne pas rire en lisant la justification détaillée de la contribution de chaque auteur (juste en dessous de leurs noms), et l’on atteint des sommets du non-sens dans le paragraphe sur les matériels et méthodes, où il est expliqué que l’étude combine en fait plusieurs sous-études, dont une déclarée comme « randomisée contrôlée mais rétrospective » (un oxymore parfait), le tout avec des petits effectifs et en changeant les critères d’analyse au fur et à mesure du recueil des résultats, dont la création de nouveaux de tests statistiques destinés à atteindre la significativité tant attendue …
On pourrait penser que l’article a été publié en l’état grâce à un grand sens de l’humour de la part des éditeurs, à l’image de ce qu’avait fait le BMJ pour les deux articles sur les parachutes, mais il ne semble pas que ce soit le cas. On peut s’en convaincre en se rendant sur le site du journal (lien ci-dessous) et constater que si l’article n’est plus disponible, l’historique du processus de soumission l’est encore, il est alors possible de lire toutes les remarques que les reviewers et l’éditeur en chef ont adressées aux auteurs.

L’un d’entre eux a d’ailleurs ouvert un blog pour raconter, a posteriori, cette soumission inhabituelle (lien ci-dessous), et ce qu’il y relate laisse rêveur sur la perméabilité du processus de sélection des publications qu’ils ont subi. Elle les a même incitées à en rajouter au moment de la version révisée, allant même jusqu’à citer notre Jean-Claude Dusse national (« on sait jamais, sur un malentendu, ça peut passer ») dans la version finalement publiée !
Cet auteur explique aussi dans son blog les motivations profondes de cette publication cocasse, et c’est pourtant là que les choses redeviennent sérieuses. L’idée était apparemment de répondre à certaines publications parues pendant la période de crise sanitaire à propos de certaines options thérapeutiques et surtout de démontrer, par l’absurde, que certaines revues, affichées comme scientifiques, n’ont pas vraiment pour but principal et unique de fournir une information fiable aux médecins qui lisent leur production. On parle d’ailleurs souvent de « revues prédatrices » à leur propos, au sens où l’enjeu est surtout de capter des auteurs, potentiellement source de revenus (certains sites internet en donnent des listes).  Ces revues demandent en effet une participation financière aux frais de publication (malgré le mode dématérialisé) et de gestion de la procédure de revue par les pairs (peer-review, pourtant gratuit puisqu’il y a de nombreux médecins qui acceptent d’aider gracieusement les revues dans ces processus d’évaluation). Et il semble que ce soit bien à cette étape que le bât blesse, puisque le canular, pourtant énorme, ne semble avoir été détecté par aucun des trois reviewers, ni par l’éditeur en chef. En conséquence, la version révisée de l’article a été acceptée le 12 août, soit seulement 19 jours après la soumission initiale, délai incroyablement court lorsqu’on le compare à celui observé avec les revues de référence.

Le message envoyé en filigrane par les auteurs de ce canular ne doit pas échapper à tous les médecins, praticiens à plein temps et/ou aussi impliqués dans l’amélioration des pratiques. Car cette blague, apparemment potache, traduit un phénomène relativement récent mais grandissant, celui de la course à la publication, quel qu’en soit le prix.
Toutes les équipes médicales du monde sont désormais soumises à une méthode d’évaluation de leurs performances, essentiellement basée sur les publications réalisées (une variable assez facile à mesurer grâce à internet). Des officines à but lucratif ont rapidement compris qu’il y avait un marché majeur à capter, celui des articles initialement refoulés par les grandes revues (souvent pour manque de qualité́) mais que les auteurs doivent néanmoins publier quelque part pour rendre compte de leur activité. Le nombre de ces journaux est d’ailleurs tel qu’ils en viennent à solliciter en permanence les auteurs potentiels pour remplir leurs numéros, et offrent des remises substantielles sur les frais d’édition (comme ce fut apparemment le cas pour cet article, 55 euros au lieu de 500). Le risque de tout ce système n’est pas uniquement la dilution de la vraie information scientifique dans un océan de données non-fiables, mais surtout la possibilité de toujours trouver une publication qui dise ce que l’on a envie d’entendre. Finalement, il est en de l’information médicale comme de l’information politique, ce qui n’est pas forcément rassurant, et à l’heure où tout passe par le réseau, sans filtre, il devient urgent d’apprendre aux jeunes médecins à savoir séparer le bon grain de l’ivraie en vérifiant la fiabilité de leurs lectures.  
La trottinette est décidément une source d’inspiration pour les docteurs, mais cette fois-ci de façon beaucoup plus sérieuse. L’équipe de San Diego a publié dans le numéro de septembre d’Ophthalmology une revue rétrospective des traumatismes faciaux par chute de de trottinettes électriques. Ils ont identifié sur leur région 34 cas entre juin 2018 et mai 2019, qui concernaient à 74% des hommes, âgés en moyenne de 36,7 ans. Ces traumatismes étaient en général majeurs, puisque 94 % des patients présentaient au moins une fracture du massif facial, et 79 % en présentaient plusieurs, dont 12% de formes bilatérales. Le plancher de l’orbite et la paroi latérale étaient touchés dans plus de la moitié des cas, tandis que le plafond orbitaire (risque de brèche méningée) et la paroi médiale étaient fracturées dans un quart des cas. L’œil était aussi touché dans plus d’un cas sur dix, avec 11% de lacérations palpébrales. L’acuité visuelle à l’arrivée aux urgences était normale pour tous les patients, sauf un qui avait totalement perdu la perception lumineuse par hémorragie rétrobulbaire compressive, ayant nécessité une canthotomie en urgence pour recouvrer la vision. Un autre patient présentait des hémorragies intrarétiniennes mais sans conséquences visuelles. Au total, 24 % des patients ont dû être opéréś rapidement après leur admission, 12 % ont été intubés pour préserver les fonctions respiratoires et 21 % présentaient des lésions intracrâniennes hémorragiques (un patient a même dû subir une craniotomie en raison d’une contusion cérébrale massive).
L’accident de trottinette ne doit donc pas être pris à la légère, malgré les apparences, car même si l’examen des globes oculaires est finalement rassurant dans la plupart des cas, le vrai danger est de méconnaitre une fracture faciale sévère (avec le risque de brèche ostéo-méningée) ou une contusion cérébrale. L’autre leçon à tirer de cette étude concerne les circonstances de ces accidents : aucun des patients ne portait de casque avant la chute (une modification de la loi californienne a récemment allégé les règles de sécurité concernant le casque, d’après l’auteur… ) et 74 %  des accidentés étaient sous l’emprise de la drogue ou de l’alcool. Parmi eux, le taux moyen d’alcoolémie était tout de même de 2 grammes par litre de sang, soit près de trois fois la limite autorisée pour la conduite automobile en Californie (identique à celle de la France). Si l’alcool a probablement contribué à ces chutes de trottinette, on ne peut s’empêcher de penser qu’ils ont probablement sauvé des vies en préférant ce moyen de locomotion à la voiture, dans cet état… Enfin, et comme attendu pour un article paru dans une vraie revue scientifique de très haute qualité, les auteurs n’émettent pas d’hypothèse non-étayée par des résultats indiscutables sur la prévention des accidents de trottinette par un moyen médicamenteux quelconque...

Willard Oodendijk, Michaël Rochoy, Valentin Ruggeri, Florian Cova, Didier Lembrouille, Sylvano Trottinetta, Otter F. Hantome, Nemo Macron and Manis Javanica: SARS-CoV-2 was Unexpectedly Deadlier than Push-scooters: Could Hydroxychloroquine be the Unique Solution? Asian Journal of Medicine and Health. Asian Journal of Medicine and Health 2020; 18(9):14-21
Lien pour la version officiellement retirée https://www.journalajmah.com/index.php/AJMAH/article/view/30232
Lien vers le blog d’un des auteurs (avec version téléchargeable)
http://www.mimiryudo.com/blog/2020/08/le-meilleur-article-de-tous-les-temps/?fbclid=IwAR0Ma0JYrdfg7kmbtf6qldhmZ8Pg5dFzb9qXmcTVD64D8pGVxXaK_dQwgoo
Smith GCS, Pell JP: Parachute use to prevent death and major trauma related to gravitational challenge: systematic review of randomised controlled trials. BMJ 2003;327:1459
Yeh RW, Valsdottir LR, Yeh MW, Shen C, Kramer DB, Strom JB, Secemsky EA, Healy JL, Domeier RM, Kazi DS, Nallamothu BK; PARACHUTE Investigators. Parachute use to prevent death and major trauma when jumping from aircraft: randomized controlled trial. BMJ 2018;363:k5094
Yarmohammadi A, Baxter SL, Ediriwickrema LS, Williams EC, Kobayashi LM, Liu CY, Korn BS, Kikkawa DO. Characterization of Facial Trauma Associated with Standing Electric Scooter Injuries. Ophthalmology, 2020 Jul;127(7):988-990

 

Reviewer : Marc Labetoulle