Le collyre au NGF dans la kératopathie neurotrophique ; la confirmation américaine, mais pas que ...

Le collyre au NGF dans la kératopathie neurotrophique ; la confirmation américaine, mais pas que ...
L'arrivée sur le marché européen d’un collyre au facteur de croissance neuronale (NGF pour Nerve Growth Factor) a suscité un grand enthousiasme pour tous les ophtalmologistes confrontés à des ulcérations persistantes (> 5 jours) de la cornée (UPC).
Une fois éliminée une origine infectieuse active, souvent cliniquement évidente, la première cause de ces UPC est l’altération du réseau sensitif intracornéen, soit par atteinte cornéenne directe (destruction des axones et des nocicepteurs), soit par atteinte, en amont, des fibres du nerf trigéminé (chirurgie, tumeur, inflammation sévère comme dans le zona, etc). Jusqu’à présent, le traitement de ces UPC reposait sur l’arrêt de tout collyre toxique (notamment ceux avec des conservateurs), l’adjonction de produit pro-cicatrisant (thérapie matricielle par exemple), voire de collyre au sérum autologue (ou équivalent), ou enfin de pose de lentille sclérale. Dans les cas plus sévères, pré-perforatifs, la pose d’une membrane amniotique est la solution de première intention.
Si ces traitements peuvent sauver des situations mal engagées, ils n’agissent pas directement sur la cause de l’UPC, à savoir le déficit neuronal. Il était donc logique que les chercheurs proposent une thérapie ciblée, comme l’instillation d’un collyre au NGF. Le NGF est en effet le facteur le mieux identifié parmi toutes les neurotrophines, c’est-à-dire les molécules capables de promouvoir le bon fonctionnement et même la croissance des nerfs intracornéens.
Les premières études, publiées dans les années 2000 (Ophthalmology 2000;107:1347–51), avaient utilisé un NGF d’origine animale. Les résultats étaient encourageants, mais le risque de transmission d’une maladie d’origine animale (par exemple de type prion) et celui d’un blocage de l’action médicamenteuse par la production d’anticorps bloquants contre ces molécules d’origine animale limitaient d’emblée toute application à grande échelle. Ce sont bien les progrès réalisés en biotechnologie et la possibilité de produire des molécules recombinantes humaines qui ont permis, dans le cadre du NGF, d’avoir désormais à disposition la cenegermine (nom commercial : Oxervate). Ce NGF recombinant humain (rhNGF) dispose déjà d’une autorisation de mise sur le marché dans plusieurs pays européens (suite à l’avis du comité des médicaments à usage humain de l’agence européenne, EMA/ 351805/2017). En France, ce produit ne dispose toujours que d’une autorisation transitoire d’utilisation nominale (en procédure exceptionnelle), en raison des discussions sur le prix global du traitement et son taux de remboursement.
Quoi qu’il en soit, il s’agit de la première biothérapie en collyre, et à cet égard, il marque déjà un tournant dans l’histoire de l’ophtalmologie.
Ces autorisations européennes reposent en réalité sur deux études de phase I et II, réalisées en Europe, dont la France, et publiées en 2018 (Ophthalmology 2018;125:1332-1343 et Ophthalmology 2018 ; 125 :1469-1471). Comme souvent avant une autorisation de mise sur le marché américaine par la Food and Drug Administration (FDA), équivalent local de notre Haute Autorité de Santé (HAS), une nouvelle étude a dû être réalisée sur le territoire nord-américain, dont les résultats viennent d’être publiés dans Ophthalmology par une liste prestigieuse d’auteurs. En réalité, bien que cette étude soit présentée comme « pilote » dans son titre, elle reproduisait en grande partie l’étude princeps européenne, à la fois dans son mode de sélection, ses modalités de traitement et ses critères de jugement. Mais les résultats n’en demeurent pas moins démonstratifs.

Quarante-huit patients ont été inclus sur 11 sites pour une altération épithéliale persistante, avec ou sans ulcération stromale, d’origine neurotrophique. Ils ont reçu soit le collyre au rhNGF (à la concentration de 20 μg/ml), soit le véhicule (même excipient mais sans principe actif), à raison de 6 gouttes par jour pendant 8 semaines. L’efficacité était jugée sur la cicatrisation de l’ulcération au terme du traitement, par le biais de photos présentées de façon aléatoire à des évaluateurs masqués (pas de connaissance du traitement réel). En outre, la cicatrisation était jugée positive de deux façons différentes : i) si la taille de la coloration à la fluorescéine était inférieure à 0,5 mm dans la plus grande dimension (même critère principal que l’étude princeps européenne) ; et ii) si plus aucune prise de fluorescéine n’était observée (hypothèse conservatrice, comme dans l’analyse post ’hoc de l’étude européenne).
Les résultats étaient significativement en faveur du rhNGF puisque 69,6% des patients traités ont obtenu moins de 0,5 mm de coloration à 8 semaines contre 29,2% de ceux ayant reçu le véhicule (p<0,001). En ce qui concerne le critère de jugement le plus exigeant (disparition complète de l’ulcération), la différence était marquée dès la 4ème semaine (56,5% versus 20,8%) et persistait largement à 8 semaines avec 65,2% contre 16,7% (p<0,001). On remarque d’ailleurs qu’un certain nombre de patients apparemment cicatrisés à 4 semaines dans le groupe véhicule avaient rechuté à 8 semaines. D’ailleurs, le nombre de patients considérés comme en échec total de traitement (aggravation des lésions et/ou de l’acuité visuelle pendant les 8 semaines de traitement) était nettement plus important dans le groupe véhicule que rhNGF (50% contre 26,1%). Enfin, parmi les 24 patients initialement randomisés dans le groupe contrôle, 13 ont finalement reçu du rhNGF lors d’une seconde période de l’étude : 69,2% ont finalement atteint le critère de jugement positif (<0,5mm d’ulcération) mais 44,4% ont récidivé à l’arrêt du traitement, alors que parmi ceux ayant répondu à du rhNGF reçu d’emblée, seuls 12,5% ont rechuté après la période des 8 semaines de traitement.
Parallèlement à ces résultats purement cliniques, des tests complémentaires ont évidemment été pratiqués, dont la mesure de la sensibilité cornéenne à l’esthésiomètre de Cochet-Bonnet. Dans le groupe véhicule, la longueur maximale de fil perçue passait de 0,81 à 1,83 cm, contre 0,65 à 2,91 cm dans le groupe traité, mais la différence entre les groupes n’atteignait pas le seuil de significativité. Il est probable que cela soit dû au faible temps d’observation, car 8 semaines ne sont probablement pas suffisantes pour que le réseau neuronal soit régénéré. Une analyse de l’évolution des nerfs cornéens par microscopie confocale aurait probablement permis d’en savoir beaucoup plus sur l’efficacité anatomique du traitement. Quoi qu’il en soit, l’amélioration des valeurs du test de Schirmer I dans le groupe traité (alors que les patients du groupe contrôle voyaient leurs résultats baisser) suggère que le traitement au rhNGF permet non seulement aux cellules épithéliales de mieux cicatriser, mais induisent dès la 8ème semaine une restauration partielle du reflexe lacrymal, et donc probablement de la sensibilité cornéenne sous-jacente.
Au total, cette étude américaine ne fait pas que confirmer les résultats européens de l’étude REPARO sur l’efficacité et la bonne tolérance du collyre à 20 μg/ml de rhNGF, elle montre aussi qu’un traitement précoce a plus de chances d’être efficace sur le long terme, en exposant moins aux récurrences après l’arrêt de la cure normale de 8 semaines. Ce point est important car il s’agit d’un médicament très coûteux, un traitement au long cours n’est donc pas financièrement envisageable pour le patient, comme pour les systèmes de soins. Cette étude montre aussi que le réflexe lacrymal tend à s’améliorer dès 8 semaines de traitement, même s’il faut probablement plus de temps pour que l’amélioration de la sensibilité cornéenne à la pression (testée par l’esthésiomètre de Cochet-Bonnet) soit mesurable sur ces cornées initialement très détériorées.

Pflugfelder SC, Massaro-Giordano M, VPerez VL, Hamrah P, Deng SX, Espandar L, Foster S, Affeldt J, Seedor JA, Afshari NA, Chao W, Allegretti M,Mantelli F, Dana R : Topical Recombinant Human Nerve Growth Factor (Cenegermin) for Neurotrophic Keratopathy.AKeratopathy. A Multicenter Randomized Vehicle-Controlled Pivotal Trial. Ophthalmology 2020;127:14-26

 

 

Reviewer : Marc Labetoulle