Le dossier médical informatisé : un outil de simplification ? Ou la noyade par redondance ?

Le dossier médical informatisé : un outil de simplification ? Ou la noyade par redondance ?

L’informatisation du dossier médical présente évidemment un nombre important d’avantages pratiques : le dossier est forcément lisible par une autre personne que le rédacteur (on connait les qualités graphiques de l’écriture de certains médecins…), il évite la consommation de papier et donc la déforestation, il est facilement transférable à un confrère par voie de courrier électronique, et dans le meilleur des cas, il est même interfaçable avec les bases de données des grandes structures de soins (clinique, hôpital) dans le but d’un dossier médical partagé, comme c’est aussi le cas dans le cadre de la télémédecine. En ophtalmologie, l’avantage supplémentaire est que les données des diverses machines (refractomètre, frontofocomètre, kératomètre, OCT, angiographie etc…) peuvent directement s’intégrer dans le dossier médical, sans la perte de temps liée au recopiage ou autres tirages en support papier.
On pourrait penser que tout cela est parfait.
Mais à l’image des messages électroniques par mail et SMS qui ont asphyxié les plaisirs, et aussi l’efficacité finalement, des échanges épistolaires à l’ancienne (ceux où l’on prenait encore le temps de réfléchir, de choisir les mots les plus justes, d’écrire de sa main, de poster la lettre en sachant que la réponse sans être immédiate n’en sera pas moins désirée), le dossier médical n’a pas que des avantages. On pouvait s’en douter depuis quelques années, à la lecture des soi-disant « comptes rendus » de consultation ou d’hospitalisation dont la principale caractéristique est justement l’absence d’esprit de synthèse.
Comme toujours, la sensation n’a de valeur que lorsqu’elle est confirmée par l’expérimentation, et l’équipe de Hribar et Chiang, de Portland (Oregon, USA) ont publié à cet égard une correspondance particulièrement pertinente dans Ophthalmology.
Quelques études précédentes avaient déjà retrouvé un taux de redondance d'environ 30% dans les informations présentes dans les comptes rendus de soins primaires en médecine générale, mais aucune analyse n’avait porté spécifiquement sur l’ophtalmologie.
Les auteurs ont utilisé les comptes rendus de consultations successives réalisées en 2017 et 2018 par 42 ophtalmologistes et 6 optométristes. L’effort était porté sur les dossiers de soins mentionnant au moins un des 3 diagnostics les plus courants pour chacun de ces soignants, et chaque compte rendu était apparié avec celui de la visite suivante par le même praticien. Il a ainsi été généré des paires des comptes rendus pour chacun des 12 355 patients qui avaient eu au moins 2 rendez-vous de suivi avec le même ophtalmologiste (ou optométriste) pendant la période d’étude.

Pour chaque paire de compte rendu, les textes ont été alignés par une analyse informatisée (logiciel Python version 3.7) pour connaitre le taux de redondance, c’est-à-dire le pourcentage de répétition mot pour mot entre deux comptes rendus successifs, autrement dit le volume relatif de texte n’apportant en réalité pas d’information supplémentaire. Ce taux atteignait la proportion vertigineuse de 75% du texte du second compte rendu. Pour validation, un contrôle « à la main » portant sur 120 paires de comptes rendus a confirmé exactement ce taux de 75% de redondance. L’analyse informatisée n’avait donc pas aggravé la triste réalité …
Pour comparaison, 10 000 paires de comptes rendus indépendants ont été sélectionnés de façon aléatoire (chaque note représentant un patient différent), afin de connaitre le taux de redondance syntaxique propre à la spécialité ophtalmologique (certaines formules sont forcément répétitives, même entre des dossiers indépendants, comme « segment antérieur calme » par exemple, ou « fond d’œil normal »). Ce taux de redondance de base, intrinsèque à notre façon de rédiger les comptes rendus, était de 19%.
On peut donc considérer, au risque de simplifier le discours des auteurs, que le surplus de texte redondant entre deux comptes rendus successifs d’un même patient dépassait la moitié (55%) du volume des comptes rendus de suivi. Comme le soulignent Hribar et al, alors que les dossiers médicaux manuscrits encourageaient la concision, l’utilisation des modèles de fichiers informatisés et la fonction « copier-coller » concourent à générer des dossiers de plus en plus longs à lire, qui diluent l’information, et finalement, font perdre du temps médical, et plus grave, peuvent aussi exposer à des loupés lorsque l’information nouvelle et pertinente est nichée au milieu de deux paragraphes copiés à partir du compte rendu précédent .
Comme pour tout outil nouveau, l’apprentissage complet de l’utilisation du dossier médical informatisé reste donc à faire. Comme pour les messages électroniques dont l’utilisation est désormais règlementée dans certaines entreprises pour limiter le harcèlement au travail et au final le burn-out, les médecins apprendront forcément dans l’avenir, s’ils veulent travailler efficacement, à réduire leurs capacités dactylographiques à l’essence, voire à la quintessence.

 

 

 

Hribar MR, Rule A, Huang AE, Dusek H, GoldsteinIH, Henricksen B, Lin WC, Igelman A,
Chiang MF: Redundancy of progress notes for serial office visits. Ophthalmology 2020; 127: 134–135

 

Reviewer : Marc Labetoulle