Les relations entre le microbiote et les pathologies de la surface oculaire : un nouveau champ d’investigation

Revue de la presse de janvier 2022

Auteurs : Jean-Rémi Fénolland, Antoine Rousseau
Coordination : Marc Labetoulle

Revues sélectionnées :
Ophthalmology, JAMA Ophthalmology, IOVS, Progress in Retinal and Eye Research, Current Opinion in Ophthalmology, Survey of Ophthalmology, Journal of Cataract and Refractive Surgery, American Journal of Ophthalmology, British Journal of Ophthalmology, Retina, Cornea, Nature, Lancet, NEJM, Science.


Les relations entre le microbiote et les pathologies de la surface oculaire : un nouveau champ d’investigation



Deux publications très récentes mettent la lumière sur un nouveau champ d’investigation : le rôle du microbiote (local et intestinal) dans la physiopathologie des maladies de la surface oculaire (MSO).

 

La première, parue dans le numéro de décembre de Survey of Ophthalmology1, est une revue de littérature très complète sur les relations entre la surface oculaire et son propre microbiote. Les auteurs commencent par les bases fondamentales parfois mal connues des novices, et notamment les définitions : le microbiote est l’ensemble de la flore microbienne qui colonise un tissu. Il faut le différencier du microbiome, constitué du matériel génétique des bactéries, virus, champignons et parasites présent dans un prélèvement tissulaire. Le microbiote/microbiome peut être modifié par de nombreux facteurs environnementaux, mais également par le sexe, l’âge, les pathologies sous-jacentes (diabète, maladie auto-immune…) ou des traitements. Le microbiote joue un rôle essentiel dans la régulation immunologique locale. Comme nous le verrons plus loin, certains microbiotes peuvent aussi avoir un impact systémique. La muqueuse de la surface oculaire (SO), directement exposée à l’extérieur, possède son propre microbiote, qui contribue à son homéostasie, et notamment à lutter contre les infections. A l’opposé, les déséquilibres du microbiote (dysbioses) de la SO peuvent être impliquées dans des pathologies oculaires.

Concernant la physiologie, la colonisation de la SO par son microbiote commence dès la naissance, est significativement modifiée par le type d’accouchement (voie basse ou césarienne), et évolue ensuite en fonction de l’environnement. Les données de la littérature montrent que 3 phyla (grandes familles de bactéries) dominent sur les SO normales : les Actinobactéries (en particulier : Corynebacterium, Propionibacterium), les Firmicutes (Staphylococcus, Streptococcus), et les protéobactéries (Pseudomonas, Escherischia). La distribution est très différente entre la conjonctive, le rebord palpébral et la peau des paupières. En outre, les genres et les espèces retrouvées varient significativement avec l’âge, les pays où les études sont menées, et peut-être également les techniques d’analyse employées, qui sont encore loin d’être standardisées (variations autour de l’étude de l’ARN16S bactérien ou culture microbiologique). Les auteurs expliquent ensuite les interactions complexes entre le système immunitaire (autant inné qu’adaptatif) de la surface oculaire et le microbiote, qui est « toléré »… tant que l’équilibre règne. Ils reviennent ensuite sur la notion de biofilm, une matrice complexe qui englobe les microorganismes du microbiote, modifie ses interactions avec le système immunitaire, et le rend moins sensible aux traitements antibiotiques.

La seconde partie de la revue aborde la physiopathologie. Les relations de cause à effet entre le microbiote/microbiome et les MSO sont encore mal comprises, mais certains exemples donnent à réfléchir. Il s’agit notamment du trachome, où le développement d’une maladie cicatricielle est associé à la présence de… corynébactéries. Dans la dysfonction meibomienne, les résultats divergent, mais une étude a corrélé le niveau de colonisation de la surface à Staphylococcus avec le score d’atrophie des glandes en meibographie infrarouge (meiboscore). Concernant l’impact des traitements locaux sur le microbiote, un des exemples marquants est celui de l’antisepsie par povidone iodée, qui, bien qu’elle soit très efficace en termes de prévention du risque infectieux, ne modifie pas fondamentalement le microbiote de la surface oculaire (tant mieux), et contrairement aux traitements prophylactiques par antibiotique, n’induit pas de résistances.

Cette revue passionnante ouvre de nouvelles perspectives pour comprendre et traiter les MSO. Elle souligne également les défis qui restent pour améliorer et homogénéiser les techniques d’analyse de cette jeune discipline.

 

La seconde étude dans cette thématique est parue dans le numéro de janvier de l’American Journal of Ophthalmology2, et a de quoi surprendre les lecteurs. En effet, il s’agissait d’un essai clinique évaluant l’efficacité d’une transplantation de microbiote fécal (TMF) sur des patients atteints de sécheresse oculaire dans le cadre d’un syndrome de Sjögren. Le rationnel de l’étude est clair : le syndrome de Sjögren est associé à une infiltration des glandes exocrines par des lymphocytes T (majoritairement CD4+) avec apoptose des cellules acinaires des glandes lacrymales et salivaires, des lymphocytes B auto-réactifs avec un taux élevé de cytokines pro-inflammatoires. Ces éléments physiopathologiques ont des points communs avec d’autres pathologies inflammatoires - en particulier la maladie de Crohn - dans lesquelles une partie du problème provient d’une dysbiose intestinale (dont le traitement est d’ailleurs parfois efficace). En outre, la maladie de Sjögren est elle-même associée à une dysbiose intestinale, dont la signification (cause ou conséquence) n’est pas encore connue.

Dans cette étude pilote, l’équipe d’Anat Galor (Bascom Palmer Eye Institute) incluait 10 patients (7 femmes, 3 hommes, âgés de 60,4 ans). Ils ont tous fait l’objet d’une TMF par lavement colique, à partir d’un donneur sain unique.

Le critère de jugement principal était l’innocuité du traitement. Les critères secondaires étaient les paramètres de la surface oculaire, les modifications du microbiote intestinal, et le phénotype des lymphocytes T circulants à 1 semaine, 1 mois, et 3 mois de la TMF. 

A l’inclusion, le score de coloration cornéenne à la fluorescéine était en moyenne de 5/15 (pas de données sur la coloration conjonctivale) et le score de symptôme OSDI à 48/100 (une valeur témoignant de symptômes sévères). Sept patients sur 10 avaient un test Inflammadry® positif (présence de métalloprotéinases dans les larmes). Les traitements reçus corroboraient la sévérité de la sécheresse oculaire : tous les patients étaient traités par substituts lacrymaux, 6 par collyres à la ciclosporines, 3 par lifitegrast, 3 par collyre au sérum autologue et 4 avaient des bouchons méatiques. Par ailleurs, tous les patients avaient des altérations du microbiome intestinal plutôt comparables, et globalement un microbiome intestinal très différent de celui du donneur. Enfin, les profils des lymphocytes T effecteurs et régulateurs étaient corrélés aux symptômes de sécheresse oculaire.

Aucun effet indésirable n’est survenu au décours de la TMF. A 3 mois de suivi, les microbiomes des receveurs, bien que modifiés chez certains patients, étaient dans l’ensemble peu impactés par la TMF, même si certains genres bactériens du greffon initialement absents chez les receveurs étaient présents en fin de suivi. Cinq patients ont rapporté une amélioration des symptômes sans qu’aucune différence des paramètres cliniques de sécheresse oculaire ne soit observée au cours du suivi. De même Il n’y avait aucune modification en termes de phénotypage des lymphocytes T (CD3, CD4, Th1 définis par IFN-γ, Th17 définis par IL-17, et T-régulateurs par CD25 et FoxP3).

Au total, une étude pilote qui ne permet pas encore de trancher : la dysbiose intestinale du Sjögren n’est-elle qu’une simple conséquence collatérale de l’exocrinopathie (et non une de ses causes) ? A suivre….
 

1) Aragona P, Baudouin C, Benitez Del Castillo JM, Messmer E, Barabino S, Merayo-Lloves J, Brignole-Baudouin F, Inferrera L, Rolando M, Mencucci R, Rescigno M, Bonini S, Labetoulle M. The ocular microbiome and microbiota and their effects on ocular surface pathophysiology and disorders. Surv Ophthalmol. 2021 Nov-Dec;66(6):907-925.

2) Watane A, Cavuoto KM, Rojas M, Dermer H, Day JO, Banerjee S, Galor A. Fecal Microbial Transplant in individuals with immune-mediated Dry Eye. Am J Ophthalmol. 2022 Jan;233:90-100.
 

Reviewer : Jean-Rémi Fénolland, thématique : Surface oculaire