L’hydrogène : protecteur de l’endothelium dans la chirurgie de la cataracte

Cataracte

Si la chirurgie de la cataracte par phakoémulsification a gagné désormais un niveau de sécurité très satisfaisant, notamment grâce à une meilleure prévention de l’endophtalmie, certains aspects restent à améliorer. Parmi eux, la préservation de l’endothélium demeure un sujet de recherche, puisque malgré les techniques les plus modernes de délivrance des ultrasons, et malgré une éventuelle prédécoupe du cristallin par femtolaser, ou encore l’optimisation des visco-élastiques, il persiste un taux de perte endothéliale aux alentours de 15% de la valeur initiale.

Certes, cela ne pose de problème majeur chez les patients dont la densité endothéliale est confortable, mais une décompensation peut être observée sur les cornées les plus fragiles. Les complications de la chirurgie de la cataracte représentent d’ailleurs la seconde indication de kératoplastie endothéliale dans de récentes études aux Etats-Unis et au Royaume Uni (Keenan et al. In Arch Ophthalmol 2012;130:621–628, Lee et al. In Ophthalmology 2015;122:2432–2442). Même a minima, la décompensation endothéliale transitoire est une cause de mécontentement pour le patient qui ne recouvre pas suffisamment la vue, et d’inquiétude pour le chirurgien, car l’issue favorable n’est jamais garantie. 

 

Les facteurs de risque d’une perte de densité endothéliale après chirurgie du cristallin par phakoémulsification sont bien connus :  mauvaise gestion des mouvements des morceaux de noyau, élévation de la température intracamérulaire par mauvaise circulation des fluides, bulles d’air de grande taille en fin d’intervention, mais surtout utilisation d’une quantité importante d’ultrasons (en réponse à la dureté du cristallin à opérer). Tous les chirurgiens de la cataracte connaissent par cœur ces quatre éléments et veillent, à chaque chirurgie, à éviter ces situations délétères.
Si certaines relèvent du niveau d’entrainement chirurgical (gestion des mouvements des morceaux, vérification de l’état de la chambre antérieure en fin d’intervention) ou des performances pures de la machine (gestion des fluides), la quête d’une moindre quantité d’ultrasons n’est pas toujours possible, en cas de cristallin très dense.

Or, ces ultrasons induisent une « sonolyse », c’est-à-dire la production de radicaux libres suite à l’oscillation de haute intensité qu’ils infligent aux molécules d’eau, selon la réaction H2O -> OH. + H.. Or, le radical OH. (hydroxyle) est le plus actif parmi les diverses sortes d’oxygène réactif. Même si les hyaluronates, composants de plusieurs types de visco-élastiques utilisés lors de la chirurgie de la cataracte, ont aussi la propriété de capturer une partie de ces radicaux OH., la protection est loin d’être complète, ce qui pourrait expliquer qu’il persiste encore aujourd’hui, malgré l’optimisation permanente des phakoémulsificateurs et des viscoélastiques, des pertes endothéliales lors de toute chirurgie de la cataracte.

 

Higarashi et collaborateurs se sont appuyés sur une donnée déjà connue : le gaz hydrogène (H2) est capable de piéger très efficacement les radicaux OH. (mais pas les autres espèces réactives de l’oxygène, telles que le NO. ou l’ion superoxyde), en les transformant en eau (OH. + ½ H2 -> H2O). Le rôle protecteur du H2 sur les phénomènes oxydatifs conduisant à une perte cellulaire irréversible avait déjà été montré dans des modèles expérimentaux d’ischémie ou de photoxicité rétinienne, de neuropathie optique ou de brûlure cornéenne.

Chez l’animal, les auteurs de cet article avaient aussi montré que les ultrasons nécessaires à la phakoémulsification induisent un stress oxydatif sur les cellules endothéliales, et qu’à l’inverse, la présence de H2 dissous dans la solution d'irrigation lors de la phakoémulsification permet de limiter ce stress oxydatif endothélial. 

 

La publication de Higarashi et collaborateurs dans le numéro de novembre 2019 de l’American Journal of Ophthalmology rapporte les résultats de la première étude pilote réalisée chez l’homme sur le rôle protecteur de l’hydrogène dissous dans la solution d’irrigation per-opératoire sur l’endothélium cornéen.

La méthodologie était rigoureuse dans le cadre de cet essai monocentrique, prospectif, randomisé, et contrôlé (en double aveugle), chaque patient servant de propre témoin. En pratique, le patient pouvait participer à l’étude s’il y avait une indication de chirurgie de la cataracte à court terme pour les yeux, avec un niveau d’opacité cristallinienne bien avancé (LOCS III ou supérieur). En outre, le comptage endothélial devait être supérieur à 1800 cellules / mm2 dans les deux yeux, et un antécédent de glaucome, d’opacité cornéenne, et d’inflammation ou de traumatisme du segment antérieur (dont la chirurgie) rendaient le patient inéligible pour l’inclusion.

Au total, 64 yeux de 32 patients ont été inclus, opérés dans un intervalle de 1 à 2 semaines (randomisation sur l’ordre de l’utilisation du H2). 

 

Le gaz H2 était dissous dans le liquide d’irrigation en profitant de la perméabilité (relative) au gaz de la poche en plastique de la solution la plus communément utilisée au Japon. Cette poche était donc placée dans une enceinte fermée enrichie en H2 à 100%, puis le vide était fait dans l’enceinte pour favoriser le passage du gaz dans le liquide d’irrigation au travers de la poche, dont l’intérieur restait donc stérile.

Au bout de 24h d’une telle préparation, la concentration en H2 dans le liquide d’irrigation atteignait le taux moyen de 61,9%, et même après une utilisation de cette solution pendant 30 min en conditions chirurgicales normales (sortie de la poche de l’enceinte 5 minutes avant l’opération pour la brancher au système d’irrigation du phakoémulsificateur), la concentration en H2 dans le liquide d’irrigation était encore de 53,7%. Pour comparaison, la concentration en H2 dans la même solution d’irrigation non-préparée était estimée à 0,00005% (selon la loi de Henry).*

 

Le critère principal de jugement de cette étude est le changement de la densité endothéliale cornéenne (DCE) par la chirurgie, qui a été évaluée par microscopie spéculaire sans contact au centre de la cornée (Noncon Robo; Konan, Hyogo, Japon). Les autres données analysées avant, puis 1 jour, 1 semaine et 3 semaines après la chirurgie étaient la meilleure acuité visuelle avec correction (MAVAC), la pression intraoculaire (PIO), l’inflammation de chambre antérieure (tyndallométrie automatique), l’épaisseur de la cornée centrale (ECC) et le volume cornéen (VC). 

 

Les deux groupes d’yeux étaient parfaitement comparables en termes de dureté du cristallin et pour toutes les données pré et peropératoires enregistrées, dont le temps de chirurgie et le volume d’irrigation utilisée, ce qui validait la légitimité de la comparaison. Par rapport aux valeurs préopératoires, le comptage endothélial avait réduit de 16.0% (±15,7%) à 1 jour, 15,4% (±16,%) à 1 semaine, et 18,4% (±14,9%) à 3 semaines dans le groupe contrôle, alors que dans le groupe avec H2 dissous, la réduction n’était que de 6,5% (±8,7%) à 1 jour, 9,3% (±11,0%) à 1 semaine, et 8,5% (±10,5%) à 3 semaines, soit une différence significative en faveur du traitement par H2 à ces 3 temps d’observation (p=0,003 ; p=0,039, p=0,004).

 

Cependant, ces différences de perte endothéliale n’avaient pas de conséquence mesurable sur l’anatomie cornéenne, puisque l’épaisseur centrale et le volume cornéen n’étaient pas significativement différents entre les deux groupes. De même, aucun des autres critères étudiés ne montrait de différence, y compris la mesure du flare en chambre antérieure (ce qui suggère que le stress oxydatif induit par la sonolyse ne joue qu’un rôle mineur dans l'inflammation post-opératoire). 


Même si la technologie mise en place pour dissoudre le H2 relève encore du prototype, les résultats de cette étude pilote sont très enthousiasmants et devraient conduire à terme à un développement industriel accessible à tous les chirurgiens, car la taille du marché et l’enjeu médical sont majeurs. Ces résultats montrent en effet une réduction d’un facteur 2 d’un des principaux effets indésirables de la phakoémulsification, et jusqu’ici l’un des plus réfractaires aux autres progrès technologiques.
On remarque cependant que cette étude ne concerne qu’un nombre limité de patients, avec une période de seulement 3 semaines pour le suivi. La confirmation sur un plus grand nombre de patients, suivis plus longtemps, est donc déjà très attendue. Une telle étude devrait aussi permettre de comprendre les quelques patients aux résultats erratiques observés par Igarashi, à savoir ceux dont le comptage endothélial s’est nettement détérioré sans raison apparente.

 


Igarashi T, Ohsawa I, Kobayashi M, Umemoto Y, Arima T, Suzuki H, Igarashi T, Otsuka T, Takahashi H. Effects of hydrogen in prevention of corneal endothelial damage during phacoemulsification: A prospective randomized clinical trial. Am J Ophthalmol 2019;207:10–17

 

Reviewer : Marc Labetoulle