L’intelligence artificielle franchit encore un nouveau pas

Fenolland Jean-Rémi
Rousseau Antoine

Revue de la presse de février 2021

Auteurs : Jean-Rémi Fénolland, Antoine Rousseau
Coordination : Marc Labetoulle

Revues sélectionnées :
Ophthalmology, JAMA Ophthalmology, IOVS, Progress in Retinal and Eye Research, Current Opinion in Ophthalmology, Survey of Ophthalmology, Journal of Cataract and Refractive Surgery, American Journal of Ophthalmology, British Journal of Ophthalmology, Retina, Cornea, Nature, Lancet, NEJM, Science.

 


L’intelligence artificielle franchit encore un nouveau pas

Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) s’affirme comme une technologie d’avenir qui pourrait potentiellement révolutionner nos pratiques en ophtalmologie. En 2018, un premier rétinophotographe a reçu l’agrément de la Food and Drug Administration américaine dans le cadre du dépistage de la rétinopathie diabétique, et depuis d’autres applications de l’IA sont apparues en rétine médicale (DMLA, rétinopathie des prématurés) comme dans le dépistage du glaucome.

Ce mois-ci, une équipe chinoise de Pékin publie un nouvel exemple d’application du Deep Learning, cet algorithme d’apprentissage profond qui, après une période d’apprentissage durant laquelle l’IA se nourrit de données, peut être testé pour ses capacités à de plus en plus étonnantes !

Tham et al. ont utilisé la base de données de la Singapore Epidemiology of Eye Disease Study (SEED) qui recense les données de près de 24 000 yeux afin d’entraîner un algorithme qu’ils ont développé et qui s’est finalement révélé capable de dépister une baisse d’acuité visuelle à partir d’une simple rétinophotographie. Il s’agit donc bien de dépistage, le but étant de trier facilement les sujets pour orienter ceux qui pourraient subir une baisse d’acuité visuelle vers un centre spécialisé.

Les auteurs ont compilé les données cliniques disponibles dans la SEED, dont bien entendu l’acuité visuelle, ainsi qu’une rétinophotographie couleur centrée sur la macula. En fait, deux algorithmes différents ont été testés : le premier algorithme de classement avait pour but de dépister une acuité visuelle inférieure à 5/10 , le deuxième algorithme était lui un modèle de régression prédictif afin d’estimer le niveau d’acuité visuelle d’après l’unique rétinophotographie et dont l’objectif retenu par les auteurs dans ce cas, était de mettre en évidence une BAV inférieure à 4/10, soit plus sévère que pour le premier algorithme. Dans cette publication, l’IA analysait les rétinophotographies par la méthode des cartes de saillance (saliency maps), méthode utilisée par les ordinateurs pour leur conférer des capacités d’analyse visuelle. Les auteurs soulignaient d’ailleurs que les points les plus importants utilisés spontanément par l’IA, après la période d’apprentissage profond, étaient localisés dans la région maculaire.

Cette publication n’est qu’une preuve de concept, mais elle donne déjà d’excellents résultats et son intérêt est lié à la simplicité du dépistage des baisses d’acuité visuelle à partir d’un simple cliché du fond de l’œil. Ces algorithmes ont été évalués à partir de 15175 photographies de 7793 patients de la SEED tandis que 3803 photos de 1954 autres patients de la SEED servaient à la validation interne de l’IA. Ensuite, une validation externe a pu être faire, validation qui s’est faite via les bases de données d’autres études, pour lesquelles, les modèles de rétinophotographes pouvaient être différents de celui utilisé dans le SEED. Ainsi la validation externe a porté sur l’analyse de plus de 20 000 clichés de 10 000 patients ce qui est assez considérable.

Les performances diagnostiques des deux algorithmes étaient très bonnes puisque dans le cadre de la validation interne, le premier algorithme (dépistage d’une BAV) obtenait une valeur d’aire sous la courbe ROC (AUC) de 94,2% avec un meilleur couple de sensibilité (Se)/spécificité (Sp) de respectivement 90,7% et 86,8%. Rappelons que plus la valeur de l’AUC augmente, plus la valeur diagnostique du test est bonne (une valeur de 100 correspond au test parfait, avec une sensibilité et une spécificité de 100%). Pour le deuxième algorithme (prédiction de l’acuité visuelle), l’AUC était de 93,9% avec une Se de 94,6% et une Sp de 81,3%. L’étude des données externes permettaient de valider également les algorithmes avec des valeurs d’AUC qui étaient satisfaisantes.

Les auteurs soulignaient également une excellente corrélation entre les valeurs « prédites » d’acuité sur les rétino photographies et l’acuité visuelle connue des patients de la SEED puisque l’erreur moyenne était seulement de 0,076 logMAR, soit 4 lettres sur une échelle logarithmique, avec un coefficient de corrélation intra-classe de 0,82. Ils ont analysé en détail les faux positifs et faux négatifs afin d’améliorer leurs algorithmes, mais cette publication qui n’est, soulignons-le encore une fois, qu’une preuve de concept, laisse prédire un rôle probablement croissant de l’IA dans le dépistage à grande échelle des anomalies visuelles. En effet, l’ophtalmologie, à l’instar de la radiologie, sont des spécialités dans lesquelles la place de l’imagerie se prête parfaitement bien aux processus de dépistages automatisés. Nous pouvons nous féliciter de ces avancées qui font encore progresser le dépistage précoce et simplifié des pathologies et qui à n’en pas douter, changeront considérablement le suivi de masse d’une population qui deviendra probablement automatisé en l’absence de pathologie. Ainsi, ces nouvelles technologies sont enthousiasmantes, mais soulèvent d’autres questions, et en particulier celle de la transfiguration des futurs réseaux de soins : vers quels centres la patientèle dépistée sera-t-elle adressée ? On comprend toute l’ardeur et les investissements des GAFA (acronyme non ophtalmologique qui désigne les géants du web Google, Amazon, Facebook, Apple) pour lesquels les modèles économiques s’envisagent à long terme.

Tham Y-C, Anees A, Zhang L, et al. Referral for disease-related visual impairment using retinal photograph-based deep learning: a proof-of-concept, model development study. Lancet Digit Health 2020; 3: e29–40.

Reviewer : Jean-Rémi Fénolland, thématique : intelligence artificielle, exercice professionnel