Nicotine versus tabac dans le COVID : c’est « Dr Jekyll et Mr Hyde » ?

Covid - 19

Les données sur la relation entre tabagisme et susceptibilité à l’infection par le Sars-Cov2 sont encore assez contradictoires pour l’instant, mais ont suscité un vif intérêt récemment, sur lequel nous tentons d’apporter quelques éléments pour s’en faire une idée personnelle.
Une équipe chinoise a montré que le principal récepteur du virus Sars-Cov2, l’ACE2 (angiotensine-converting enzyme type 2), est plus exprimé par les cellules des alvéoles pulmonaires en cas de tabagisme (Lia et al.), ce qui laisse présumer une plus grande capacité à se faire contaminer chez les fumeurs, et aussi à développer une pneumopathie typique du COVID-19. Ces résultats étaient d’ailleurs parfaitement en ligne avec ceux d’une étude menée au Canada, montrant une augmentation de l’ACE2 dans la partie basse de l’arbre bronchique, à la fois chez les tabagiques actifs et les patients atteints de bronchopneumopathie chronique obstructive, ou BPCO (Leung et al.). De façon intéressante, le taux d’ACE2 des patients anciens fumeurs était intermédiaire, c’est-à-dire plus élevé que chez ceux n’ayant jamais fumé mais moindre que chez ceux continuant de le faire. Pour Brake et al., dans une publication d’origine australienne montrant d’ailleurs de très belles images histologiques de l’expression de ACE2 dans les bronches de patients fumeurs ou atteints de BPCO, cette particularité biologique expliquerait la plus forte incidence du COVID-19 chez les hommes dans les pays où le tabagisme est surtout masculin (comme en Iran, Chine, Italie, Corée du Sud).
Ces hypothèses épidémiologiques ont été renforcées par la publication de Zhao et al., qui ont analysé 2002 cas de cas de COVID-19 décrits dans 11 séries de patients chinois (publications en anglais ou en chinois). Ils rapportaient un odds-ratio (assimilable à un risque relatif) de développer une forme sévère de la maladie à 1,98 (intervalle de confiance à 95% : 1,29 à 3,05), autrement dit un doublement du risque de COVID-19 sévère chez les fumeurs par rapport aux non-fumeurs. En comparaison, l’odds-ratio était de 4,38 (intervalle de confiance à 95% : 2,34 à 8,20) chez les patients porteurs d’une BPCO, et ces résultats rejoignaient aussi ceux de Wanga et al., à propos de 125 patients. Une méta-analyse proposée par l’équipe iranienne de Shiraz (Emami et al.) confirme d’ailleurs cette impression d’une plus grande sévérité du COVID-19 chez les patients fumeurs ou porteurs de BPCO, et une analyse multivariée de 1590 cas de COVID-19 en Chine ajoute même l’information que l’existence d’une BPCO est un facteur de risque en tant que tel, c’est-à-dire indépendant de la notion de tabagisme (risque relatif multivarié de 2,68, intervalle de confiance de 1,42 à 5,04). Selon une autre méta-analyse portant sur 71 articles, Vardavas et Nikitara (Grèce) estiment que le risque relatif de développer le COVID-19 pour les fumeurs est de 1,4 (intervalle de confiance : 0,98 à 2,00) et qu’il est même de 2,4 en ce qui concerne le risque de devoir être admis en unité de réanimation intensive (intervalle de confiance : 1,43 à 4,04).
Ces données pourraient être considérées comme d’autant plus inquiétantes qu’à l’inverse, certains auteurs se sont penchés sur l’un des effets collatéraux de la période de confinement, à savoir l’augmentation du tabagisme, probablement à visée anxiolytique (Patwardhan et al.).

Mais pour autant, tout le monde ne semble pas d’accord sur l’impact négatif du tabac. Les données chinoises publiées dès mars 2020 dans le prestigieux New England Journal of Medicine rapportaient un taux de fumeurs d’environ 12% chez les patients atteints, sachant que l’estimation globale dans le pays est d’environ 28% de fumeurs, avec d’ailleurs de grandes disparités selon le sexe (52.1% chez les hommes vs 2.7% chez les femmes). En prenant cet article et 4 autres considérés comme éligibles pour une méta-analyse de qualité (parmi 27 études déjà publiées), Lippi et Henry (Italie et USA) estiment, dans le European Journal of Internal Medicine, qu’aucune association statistiquement significative ne pouvait finalement être mise en évidence entre le tabagisme actif et la gravité de COVID-19, puisque l’intervalle de confiance du risque estimé à 1,69 était trop large (de 0,41 à 6,92). Même si les auteurs ne le mentionnent pas, on note toutefois que la largeur de cet intervalle de confiance montre surtout le manque de puissance de cette méta-analyse.

 

Si les résultats ne sont pas tous cohérents entre eux, il est alors possible d’imaginer que le phénomène est plus complexe, puisque fumer revient à la fois à inhaler énormément de produits toxiques mais sans effet pharmacologique propre, tout en faisant passer dans le sang une molécule à la fois addictive et pharmacologiquement active, la nicotine.
Ainsi, tout ne serait peut-être pas à jeter (pour une fois …) dans le tabac.

C’est sur cette hypothèse que l’équipe du Pr Zahir Amoura, Chef du Service de Médecine Interne de la Pitié-Salpêtrière (Université Paris 6) s’est appuyé pour monter une étude française, réalisée à partir de 343 patients hospitalisés pour le COVID-19 (mais sans passage en réanimation médicale) et 139 patients atteints aussi, mais suivis en ambulatoire. Les auteurs ont constaté 5 fois moins de fumeurs chez les patients atteints de COVID-19 que dans une population générale simulée pour être similaire en âge et sex-ratio (4,4% parmi les hospitalisés, 5,3% parmi ceux suivis en ambulatoire, versus 25,4%). Cette estimation est actuellement accessible sous forme de prépublication sur le site Qeios (Miyara et al), de même que l’autre étude française diligentée par l’équipe de l’Institut Pasteur dans la région de l’Oise, où avait été très tôt identifié un foyer épidémique (Fontanet et al, mise en ligne en prépublication sur MedRxiv). Là aussi, la sérologie systématique de cas contacts apporte un argument de plus à l’apparente protection des fumeurs contre l’infection par Sars-Cov2 puisque le taux d’attaque du virus n’était que de 7,2% chez les fumeurs versus 28% chez les non-fumeurs.  
L’équipe de la Pitié-Salpêtrière propose une explication de ces résultats dans un second article, à nouveau disponible en prépublication sur le site Qeios (Changeux JP et al.), particulièrement intéressant à plusieurs égards.
L’explication proposée pour ces résultats français est que la nicotine interagit avec ACE2, qui est le principal récepteur de Sars-Cov2 sur la membrane des cellules. Si la nicotine réduit le taux de ACE2, comme l’avaient suggéré Oakes et al., en 2018, elle pourrait limiter la susceptibilité des cellules humaines au Sars-Cov2, et donc ses capacités de réplication dans le corps humain. Cette interaction entre la nicotine et l’ACE2 passerait par une modification de la balance, extrêmement subtile, entre les divers partenaires du système rénine-angiotensine. Mais comme le soulignent d’ailleurs les auteurs, « cette possibilité n'a pas encore été explorée dans le cadre des neuro-infections virales ».
Par ailleurs, les récepteurs nicotiniques à l’acetyl-choline (nAChR) sont, par définition, aussi impliqués dans le contrôle de l’influx parasympathique, donc le nerf vague, dont on sait l’importance dans le contrôle anti-inflammatoire de divers organes, dont le poumon. En particulier, la dysrégulation des nAChR présents sur les macrophages pourrait participer à l’emballement inflammatoire décrit sous le terme « d’orage cytokinique » dans le COVID-19, selon les 4 auteurs du manuscrit. Des études sur la structure tri-dimensionelle des protéines de surface de Sars-Cov2 montrent d’ailleurs des analogies avec les protéines identifiées comme neurotoxines pour le virus de la rage ou de venin de serpent, ce qui suggère que la Sars-Cov2 pourrait se comporter comme un bloqueur des nAChR. Au stade actuel des connaissances, il n’est pas exclu que ce mécanisme soit en partie responsable des troubles cognitifs et neurologiques observés dans le COVID-19 et qui ont d’ailleurs surpris beaucoup de cliniciens confrontés à ces patients.

    Si l’ensemble de cette publication est étayé solidement sur des données scientifiques déjà publiées, l’hypothèse d’un rôle protecteur de la nicotine sur la pathogénie induite par Sars-Cov2 n’est toutefois pas soutenue par une expérimentation in vivo pré-clinique, comme par exemple en testant son efficacité sur des souris sensibles à l’infection par Sars-Cov2.
    Au final, sur la base de cette étude unicentrique et observationnelle et de ces hypothèses pathogéniques sur nicotine versus Sars-Cov2, pas moins de 3 essais devraient très rapidement débuter sous l’impulsion du Pr Amoura, à savoir un essai à visée préventive chez les soignants volontaires, un autre en curatif chez des patients hospitalisés pour un COVID mais hors service de réanimation (atteinte modérée à sévère) et enfin en curatif chez des patients au stade très sévère, en réanimation. Tous les sujets devraient recevoir à cet effet des patchs transcutanés de nicotine et le taux d’apparition (ou d’évolution, le cas échéant) des signes de COVID-19 seront analysés.
Nous espérons tous que les résultats de ces essais seront aussi positifs que sont enthousiastes les hypothèses sur lesquelles ils reposent.
En attendant de les connaitre, l’information a déjà tellement été diffusée dans la presse et les réseaux sociaux que les pharmacies redoutent une rupture de stock, selon le réflexe primitif de thésaurisation qui avait déjà été observé à propos de l’hydroxychloroquine. De nouveau, le gouvernement a dû légiférer pour protéger les stocks de ce traitement, indispensable à de nombreux fumeurs pour ne pas aggraver leur situation vis-à-vis du tabac. Rappelons qu’en outre le surdosage en nicotine n’est pas anodin, avec des manifestations cognitives (nervosité, insomnies, cauchemars), cardiovasculaires (tachycardie, HTA), digestives (diarrhées) et musculaires (fasciculations, crampes, voire atteinte des muscles respiratoires). La balance entre information scientifique en libre accès et utilisation à bon escient par tous nous ramène donc clairement dans un débat déjà ouvert il y a quelques semaines, sur une autre molécule à la mode.

 

1)    Brake SJ et al. Smoking Upregulates Angiotensin-Converting Enzyme-2 Receptor: A Potential Adhesion Site for Novel Coronavirus SARS-CoV-2 (Covid-19). J. Clin. Med. 2020, 9, 841;doi:10.3390/jcm9030841
2)    Changeux JP et al. A nicotinic hypothesis for Covid-19 with preventive and therapeutic implications. Qeios, on line access (https://www.qeios.com/read/article/581)
3)    Emami A et al. Prevalence of Underlying Diseases in Hospitalized Patients with COVID-19: a Systematic Review and Meta- Analysis. Archives of Academic Emergency Medicine. 2020; 8(1): e35
Fontanet A et al. Cluster of COVID-19 in northern France: a retrospective closed cohort study. https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.04.18.20071134v1.full.pdf
4)    Guan WJ et al. A Nationwide Analysis. European Respiratory Journal (In Press)
5)    Guoping L et al.  Assessing ACE2 expression patterns in lung tissues in the pathogenesis of COVID-19. Journal of Autoimmunity (In Press)
6)    Janice M et al. ACE-2 Expression in the Small Airway Epithelia of Smokers and COPD Patients: Implications for COVID-19. European respiratory journal (In Press)
7)    Joshua M et al. Nicotine and the renin-angiotensin system. Am J Physiol Regul Integr Comp Physiol 315: R895–R906, 2018
8)    Lippi et al: Active smoking is not associated with severity of coronavirus disease 2019 (COVID-19). European Journal of Internal Medicine (In Press)
9)    Miyara M et al. Low incidence of daily active tobacco smoking in patients with symptomatic COVID-19. Qeios, on line access (https://www.qeios.com/read/article/574)
10)    Patwardhan P et al. COVID-19: Risk of increase in smoking rates among England’s 6 million smokers and relapse among England’s 11 million ex-smokers. BJGP Open 2020 (In Press)
11)    Wanga R et al. Epidemiological and clinical features of 125 Hospitalized Patients with COVID-19 in Fuyang, Anhui, China. International Journal of Infectious Diseases (in press 2020).
12)    Zhao1 Q et al. The impact of COPD and smoking history on the severity of Covid-19: A systemic review and meta-analysis. J Med Virol. 2020 Apr 15. doi: 10.1002/jmv.25889

 

Reviewer : Marc Labetoulle