Smartphones et myopie : anges et démons...

Auteurs : Jean-Rémi Fénolland, Antoine Rousseau
Coordination : Marc Labetoulle

Revues sélectionnées :     
Ophthalmology, JAMA Ophthalmology, IOVS, Progress in Retinal and Eye Research, Current Opinion in Ophthalmology, Survey of Ophthalmology, Journal of Cataract and Refractive Surgery, American Journal of Ophthalmology, British Journal of Ophthalmology, Retina, Cornea, Nature, Lancet, NEJM, Science.


Smartphones et myopie : anges et démons…
1) Démons :

Si le rôle des smartphones dans le développement de la myopie chez les adolescents a été suggéré par de nombreuses études, il n’a pas vraiment été démontré de manière objective. En effet, les publications qui rapportent cette association se basent sur des questionnaires dont la fiabilité est discutable1. Afin d’apporter des données plus robustes sur la relation entre ce problème de santé publique majeur et ces objets que nous regardons plusieurs heures par jour, l’équipe de Caroline Claver (CHU Erasmus de Rotterdam), dont la recherche est dédiée aux déterminants de la myopie, a mis au point des critères de mesure objectifs à l’aide d’une méthodologie ingénieuse.
Commençons par les participants de cette étude transversale : il s’agissait d’adolescents âgés de 12 à 16 ans, avec 2 sources de recrutement. La première était propre à cette étude (The Myopia App Study - MAS) : 6 écoles secondaires néerlandaises situées dans des zones périurbaines ayant relayé l’information et permis le recrutement de 300 sujets basés sur le volontariat. L’autre source de recrutement était une cohorte longitudinale néerlandaise (génération R) d’enfants suivis depuis leur naissance (entre 2002 et 2006) dont 225 participants ont accepté d’intégrer la MAS.
Mais c’est surtout l’outil de suivi de l’utilisation des smartphones qui fait toute la force de la MAS. Il s’agissait en effet d’une application spécialement développée pour l’étude (déclinée pour iOS et Android) qui permettait d’une part de quantifier le temps réel d’utilisation, en le couplant à un outil de mesure de la distance visage-smartphone et d’autre part d’envoyer 2 fois par semaines un questionnaire détaillé sur le temps passé lors d’activité extérieures, avec une interface adaptée aux adolescents (avatar personnalisé amélioré par des gadgets lors des réponses aux questions) et une récompense finale sous la forme de bons d’achat proportionnels à la quantité de réponses fournies. Le temps d’utilisation était exprimé à la fois en durée totale par jour ainsi qu’en nombre de périodes d’utilisation de plus de 20 minutes d’affilée par jour.
Le principal défi était de maintenir l’application activée en permanence pendant toute la période de recueil (5 semaines).
Bien évidemment, ces mesures étaient complétées par un examen de la réfraction sous cycloplégie (cyclopentolate), ainsi que par une mesure de la kératométrie, de la longueur axiale (IOL master 500) et un calcul du ratio longueur axiale/rayon de courbure moyen (LA/RC). La myopie était définie par un équivalent sphérique inférieur ou égal à -0,50 D.
Au final, sur les 525 volontaires, les données de 272 adolescents ont pu être inclues, avec des exclusions le plus souvent liées à des problèmes techniques de l’application (désactivation par les participants dans 25% des cas).
L’âge moyen des participants était de 13,7±0,8 ans, avec 54% de filles. La prévalence de la myopie était de 18,9% et l’équivalent sphérique moyen de 0,4±1,9D. Les adolescents ont passé 3,7±1,7 heures par jour sur leur smartphone les jours d’école, et 3,8±2,1 heures par jour les jours sans école, à une distance moyenne de 29,1±6,2 cm, avec 6,4±4,3 épisodes de plus de 20 minutes par jour. Les activités en extérieur occupaient 2,4±0,9 heures les jours d’école et 2,8±1,1 les autres jours.
Les analyses d’association par régression ont montré que « l’utilisation continue » pendant les jours d’école (mais pas les autres jours) était significativement associée à un ES plus faible et à un rapport LA/RC plus élevé, autrement dit, à une plus forte myopie. L’association entre la durée totale d’utilisation et le rapport LA/RC approchait du seuil de significativité, mais sans l’atteindre, tandis qu’il n’y avait pas d’association entre ES et durée totale d’utilisation. Les durées d’activité en extérieur pendant les jours avec et sans école, étaient associées à un ES plus élevée (donc moins de myopie). La distance d’utilisation du smartphone n’était en revanche pas associée à la myopie.
Les analyses stratifiées ont montré par ailleurs que l’association entre « l’utilisation continue » et l’ES et/ou le rapport LA/RC n’était pas observée chez les adolescents passant plus de temps à l’extérieur que la moyenne. Autrement dit, l’effet négatif des smartphones sur la myopie semblait pouvoir être compensé par les activités extérieures, à condition qu’elles occupent une partie importante de l’emploi du temps.
La première impression qui se dégage à la lecture de cet article est le travail absolument considérable qu’a représenté cette thèse de science. Si on doit en trouver des limites, on pourra évoquer le biais de sélection (volontariat) ou encore le caractère transversal (une étude longitudinale avec l’analyse de l’évolution de ces paramètres dans le temps aurait été encore plus informative).  On peut aussi souligner que les adolescents étudiés étaient en très grande majorité d’origine européenne (plus de 75%), ce qui ne permet pas d’analyser l’effet de l’origine ethnique, ni d’extrapoler les résultats à toutes les populations.
Les conclusions de cette étude ne suffiront probablement pas à convaincre les adolescents de diminuer l’utilisation de leurs smartphones mais ils permettent, de façon plus réaliste, de leur conseiller de faire autant que possibles des pauses fréquentes, et confirment, une fois de plus, l’intérêt des activités en extérieur.

2) Anges :
La seconde publication que nous avons sélectionné sur le même sujet rapporte les résultats d’un essai clinique randomisé contrôlé mené à Guangzhou en Chine sur des élèves en première année d’école élémentaire (équivalent du CP en France). Elle visait à évaluer l’effet d’un programme éducatif hebdomadaire délivré aux parents via une messagerie instantanée (Wechat, équivalent chinois de Whatsapp) expliquant différentes mesures à appliquer pour diminuer le développement de la myopie (principalement encourager les activités extérieures et limiter l’utilisation des écrans). Un groupe de 788 élèves suivant le programme était comparé à un groupe contrôle de 752 enfants, les 2 groupes étant évalués à l’inclusion et après 2 ans, sur leur réfraction sous cycloplégique et leur longueur axiale. Les enfants myopes au début de l’étude étaient exclus. Le critère de jugement principal était l’incidence de la myopie dans les 2 groupes (définies par un ES < -0,50D). Au final, 1244 enfants ont complété l’étude sur 2 ans. Le taux d’incidence cumulée de la myopie était de 19,5% dans le groupe ayant suivi le programme contre 24,4% dans le groupe contrôle (p=0,04). La progression myopique était de-0,82D sans le groupe « traité » contre -0,96D dans le groupe contrôle. En revanche, il n’y avait pas de différence de changement de longueur axiale entre les 2 groupes. Pour expliquer cette discordance entre ES et LA, les auteurs ont évoqué une possible désynchronisation entre ces valeurs lors de l’installation de la myopie chez l’enfant.
Bien sûr, les différences ethniques, mais également culturelles entre les participants de cette étude et les adolescents français rendent ces résultats difficiles à appliquer en France, mais soulignent une fois encore l’intérêt de l’éducation et de la prévention pour lutter contre le fardeau grandissant qu’est la myopie.
Ironie du sort : dans cet exemple, le smartphone devient l’outil de prévention !2

1) Foreman J, Salim AT, Praveen A, Fonseka D, Ting DSW, Guang He M, Bourne RRA, Crowston J, Wong TY, Dirani M. Association between digital smart device use and myopia: a systematic review and meta-analysis. Lancet Digit Health. 2021 Dec;3(12):e806-e818
2) Enthoven CA, Derks IPM, Polling JR. Ecological Momentary Interventions-Can More Smartphone Use Result in Less Myopia? JAMA Ophthalmol. 2021 Nov 1;139(11):1172-1173.

Enthoven CA, Polling JR, Verzijden T, Tideman JWL, Al-Jaffar N, Jansen PW, Raat H, Metz L, Verhoeven VJM, Klaver CCW. Smartphone Use Associated with Refractive Error in Teenagers: The Myopia App Study. Ophthalmology. 2021 Dec;128(12):1681-1688.

Li Q, Guo L, Zhang J, Zhao F, Hu Y, Guo Y, Du X, Zhang S, Yang X, Lu C. Effect of School-Based Family Health Education via Social Media on Children's Myopia and Parents' Awareness: A Randomized Clinical Trial. JAMA Ophthalmol. 2021 Nov 1;139(11):1165-1172.

Reviewer : Antoine Rousseau, thématique : réfraction.