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Chapitre 25
Kératites fongiques

T. Bourcier, N. Bouheraoua

Introduction
Les kératites fongiques (KF) ou kératomycoses sont des infections cornéennes sévères auxquelles il faut penser dans un contexte de traumatisme cornéen, de pathologie chronique de surface oculaire, d'utilisation de corticoïdes ou de port de lentilles de contact [1].
L'existence d'un infiltrat cornéen à bords flous irréguliers et/ou à surface bombée, l'extension de l'infection en profondeur dans le stroma alors que l'épithélium cicatrise, la présence de foyers infectieux satellites, l'absence d'amélioration des lésions sous traitement antibiotique et leur aggravation sous corticoïdes doivent faire évoquer au clinicien la possibilité d'une KF. Dès lors, un grattage cornéen pour examen microbiologique est à réaliser avant de débuter en urgence un traitement antifongique adapté. Le recours à différentes techniques de chirurgie cornéenne est nécessaire dans 25 % à 50 % des cas de KF [ 2]. Si les kératomycoses sont rares dans les pays à climat tempéré, leur incidence annuelle à l'échelle de la planète a été récemment estimée à 1,5 million de cas [3].
Organismes pathogènes
Plus de 100 espèces de champignons ont été identifiées dans le cadre de KF [ 4 , 5] (tableau 25-1
Tableau 25-1
Trois groupes de champignons peuvent être responsables de kératites⁎.
Champignons filamenteuxLevuresDimorphiques
Non pigmentésPigmentés
Fusarium
Aspergillus
Acremonium
Paecilomyces
Penicillium
Scedosporium
Beauveria
Metarhizium
Curvularia
Alternaria
Phialophora
Bipolaris
Exserohilum
Cladosporium
Lasiodiplodia
Phoma
Candida
Cryptococcus
Geotrichum
Malassezia
Rhodotorula
Blastomyces
Coccidioides
Paracoccidioides
Sporothrix
Histoplasma
*Les champignons les plus fréquemment isolés et rapportés dans la littérature sont indiqués en gras. Les champignons filamenteux pigmentés sont plus rares que les non pigmentés.
). Les champignons peuvent être classés en champignons filamenteux et en levures . Un troisième groupe constitué par les champignons dimorphiques , comportant à la fois une phase filamenteuse et une phase levure, est responsable de mycoses profondes, mais rarement de kératites. Les champignons filamenteux sont ubiquitaires dans l'environnement en étant présents sur les plantes, dans la terre, dans l'eau et dans l'air sous forme de spores. Les levures sont elles aussi largement répandues dans l'environnement (sol, eau, objets, nourriture), le tube digestif, la sphère urogénitale et la peau. En outre, certains champignons ( Aspergillus , Fusarium , Alternaria, Cladosporum, Candida , Penicillium, Rhotorula ) peuvent être isolés dans la flore normale des paupières et de la conjonctive, tout particulièrement chez des personnes travaillant en extérieur dans des conditions de fortes chaleur et d'humidité [6].
Les infections cornéennes dues à des champignons filamenteux sont fréquentes dans les pays à climats chauds et humides : sud des États-Unis, Mexique, Amérique centrale, Amérique du Sud, Afrique, Moyen-Orient, Chine, Inde, Asie du Sud-Est. Dans ces régions, les KF représentent de 20 % à 80 % des kératites infectieuses non virales et surviennent majoritairement après traumatisme cornéen végétal [ 2 , 7 , 8].
Les KF liées à des levures sont, dans la très grande majorité des cas, dues à des Candida ou des Cryptococcus . Candida albicans est le plus fréquemment en cause, mais d'autres espèces ( C. parapsilosis, C. guilliermondii, C. tropicalis , C. krusei , C. glabrata, C. famata ) ont été identifiées au niveau de la cornée. L'immunodépression locale ou générale constitue le principal facteur de risque [9]. Dans les pays à climat tempéré (Europe, nord des États-Unis, Australie, Japon), les levures sont isolées dans 15 % à 52 % des cas de KF. Dans ces mêmes régions, les KF représentent entre 1 % et 10 % des cas de kératites infectieuses non virales [10-11-12-13-14].
Pathogénie
La survenue d'une infection fongique implique l'altération d'un ou de plusieurs systèmes de défense anti-infectieux de la cornée et de la surface oculaire. La réaction inflammatoire créée par l'infection dépend de la réplication des champignons, des mycotoxines, des enzymes protéolytiques sécrétées et des antigènes fongiques. La réponse de l'hôte s'accompagne généralement d'une production de cytokines par les cellules inflammatoires [15]. Les champignons peuvent pénétrer les lamelles stromales, attaquer la membrane de Descemet, diffuser en chambre antérieure et provoquer une endophtalmie. La formation d'un biofilm est un important facteur de pathogénicité, notamment lors des infections à champignon filamenteux comme le Fusarium [16]. Les corticoïdes et autres agents immunosuppresseurs facilitent le développement des infections fongiques en augmentant la réplication des champignons, et en inhibant la transcription des cytokines pro-inflammatoires et des chimiokines. Ils diminuent également l'activité anti-infectieuse des macrophages ainsi que la capacité d'adhésion des polynucléaires neutrophiles [17].
Facteurs de risque
Les infections dues à des champignons filamenteux surviennent essentiellement sur cornées saines dans le cadre du port de lentilles de contact (facteur de risque retrouvé dans 25 % à 40 % des séries de KF) [ 18 , 19], après chirurgies cornéennes ou traumatismes cornéens. Il peut s'agir d'une plante d'intérieur ou d'extérieur, ou d'autres types de végétaux (branches d'arbres, légumes, fruits). Certaines professions comportant des activités extérieures (fermier, agriculteur, pépiniériste) sont donc plus particulièrement concernées, ce qui explique la prépondérance masculine des infections à champignons filamenteux. Il existe également des variations saisonnières, les cas étant plus fréquents au printemps et à l'automne, au moment des récoltes [2 , 20]. Traumatismes cornéens digitaux, unguéaux, par corps étrangers métalliques, par insectes, queue de vache, aliments ont également été rapportés.
L'immunodépression locale constitue le principal facteur de risque des infections à levures [21]. Les Candida et autres levures sont des champignons opportunistes qui infectent les surfaces oculaires pathologiques comme celles des greffes de cornées, kératoconjonctivites atopiques, kératites sèches sévères, herpès stromaux, conjonctivites fibrosantes, kératites neurotrophiques ou kératites d'exposition.
Certaines causes d'immunodépression systémique telles que le diabète, l'infection au VIH, les hémopathies, cancers, immunodépressions médicamenteuses peuvent être associées aux KF.
De rares cas de KF (levures et champignons filamenteux) ont été rapportés après chirurgies cornéennes réfractives : LASIK, PKR, kératotomies, anneaux intracornéens, cross-linking cornéen, ou chirurgies de la cataracte [ 22].
Diagnostic clinique
L'interrogatoire permet de cerner les éventuels facteurs de risque à l'origine de l'infection et retrouve des symptômes de kératite d'intensités variables : œil rouge douloureux accompagné de larmoiement, photophobie, blépharospasme. La baisse d'acuité visuelle est variable en fonction de la localisation des lésions cornéennes (infiltrat, œdème) par rapport à l'axe visuel, d'une éventuelle inflammation intraoculaire associée, de la présence de sécrétions et/ou d'un larmoiement réflexe. Le degré d'urgence dépend de l'intensité, de la rapidité d'installation et de l'évolution des symptômes.
L'examen du visage permet de rechercher une pathologie dermatologique, une exophtalmie, une anomalie conjonctivale ou des voies lacrymales, des cils, de la statique ou de la cinétique palpébrale; celui des mains, un défaut d'hygiène, des arguments en faveur d'une infection unguéale ou cutanée active, d'une polyarthrite, d'une sclérodermie.
L'examen biomicroscopique objective les signes d'une infection cornéenne active : œdème palpébral, hyperhémie conjonctivale, chémosis, cercle périkératique, ulcère épithélial positif à la fluorescéine, infiltrat stromal (suppuratif, nécrotique, cristallin ou duveteux), localisé (abcès) ou diffus (kératite), sécrétions. La localisation, la couleur, la densité, les dimensions, la forme, la régularité des bords, la profondeur de l'infiltrat ou des infiltrats sont à noter, de même que l'existence de zones de fonte, de nécrose, d'amincissement stromal, d'œdème périlésionnel, de néovaisseaux, d'une atteinte endothéliale (plis, précipités, plaque), d'une réaction inflammatoire de la chambre antérieure (effet Tyndall, hypopion, fibrine), ou d'une éventuelle atteinte vitréenne. L'examen de la cornée adjacente à la zone infectée, des bords palpébraux, des cils, des glandes de Meibomius, de la conjonctive, de la sclère, du limbe, du film lacrymal, des points lacrymaux au niveau de l'œil infecté, mais aussi de l'œil controlatéral permet de repérer des pathologies de surface oculaire ou des corps étrangers associés à l'infection. Il est nécessaire de tester la sensibilité cornéenne si une kératite neurotrophique est suspectée. Tous ces signes sont consignés sur un schéma détaillé. La pression intraoculaire de l'œil atteint peut être élevée en raison d'une trabéculite, ou basse en cas de cyclite associée.
Certaines caractéristiques sémiologiques sont en faveur d'une KF [23] (fig. 25-1,
Fig. 25-1
Kératite à Aspergillus Aspergillus chez un porteur de lentilles de contact avec mésusage.
Noter la présence d'une hyperhémie conjonctivale intense, d'un infiltrat à bords flous irréguliers et la présence de trois foyers infectieux satellites.
fig. 25-2,
Fig. 25-2
Kératomycose à Fusarium Fusarium spp. mise en évidence à l'examen direct et en microscopie confocale chez une patiente de 35 ans porteuse de lentille de contact.
a, c. Infiltrat cornéen profond à bords flous, duveteux avec un œdème périlésionnel (a) et ulcère épithélial en regard (c). b, d. Aspect après 3 jours de traitement antifongique topique par amphotéricine B et voriconazole et per os par voriconazole. La taille de l'infiltrat a diminué et celui-ci s'est fragmenté (b). Il persiste un ulcère épithélial (d). e. Microscopie confocale in vivo. Filaments mycéliens. f. OCT cornéen à l'entrée. Ulcère épithélial, infiltrat stromal hyperréflectif en regard.
fig. 25-3,
Fig. 25-3
Kératomycose à Fusarium spp. chez une patiente vétérinaire de 45 ans automédiquée pendant 5 jours par dexaméthasone topique.
a-f. Aspect typique de l'hypopion, convexe vers le haut, ainsi que les bords duveteux de l'infiltrat et sa couleur blanchâtre, différente des infections bactériennes. g. Malgré l'instauration rapide du traitement antifongique par voie locale et générale, l'évolution de cette infection a été fulgurante en imposant une kératoplastie à chaud à 1 semaine de l'admission. h. De nombreux filaments ont été retrouvés à la microscopie confocale, tandis que le prélèvement cornéen était revenu négatif au direct et en culture.
fig. 25-4,
Fig. 25-4
Kératomycose à Fusarium Fusarium spp. chez un patient de 30 ans porteur de lentilles de contact.
a. Infiltrat blanc duveteux à bord mal défini. b. Filaments mycéliens nombreux en microscopie confocale. c. Plaque endothéliale visible en OCT cornéen.
fig. 25-5
Fig. 25-5
Kératomycose à Candida Candida chez un patient greffé de kératoplastie transfixiante 1 an auparavant.
Aspect à l'entrée en hospitalisation. Infiltrat blanc assez bien limité à point de départ d'un fil lâche. Contrairement aux champignons filamenteux, les levures ne sont pas visibles en microscopie confocale.
) :
  • épithélium cornéen grisâtre dont la surface est ulcérée ou infiltrée; l'épithélium est parfois intègre, reconstitué au-dessus de l'infiltrat stromal qui s'étend en profondeur;
  • infiltrat stromal blanc crème à bords irréguliers comportant peu ou pas d'inflammation, ce qui permet parfois de visualiser au fort grossissement les hyphes des champignons filamenteux et explique l'aspect « duveteux» des bords de l'infiltrat;
  • infiltrat à surface antérieure bombée;
  • microabcès « satellites» disséminés dans toute la cornée;
  • anneau immunitaire;
  • dépôts de pigment sur le fond d'un ulcère (champignons filamenteux pigmentés);
  • plaques endothéliales à bords flous (les plaques à bords nets sont généralement bactériennes).
L'infection mycotique peut parfois prendre l'aspect d'une kératopathie microcristalline ( Candida ) [24].
L'identification du processus est parfois plus difficile en cas d'infection survenant sur une cornée pathologique siège d'une inflammation chronique, en cas de traitement anti-infectieux préalable ou en cas de kératite toxique. Les infections à Candida ont parfois un aspect clinique très voisin de celui des kératites bactériennes (KB) [ 9].
La cinétique de l'infection dépend de la virulence du champignon, de la taille de l'inoculum et des résistances de l'hôte. L'évolution des KF est en général plus lente que celle des KB. Les premiers signes se manifestent quelques heures ou jours après le traumatisme ou le port infestant de lentilles de contact, mais peuvent parfois apparaître plus tardivement. Cependant, les infections à Aspergillus ou Fusarium peuvent évoluer de façon très rapide vers la perforation cornéenne et l'endophtalmie, notamment lorsque des corticoïdes ont été prescrits. Des infections suppuratives sévères peuvent également se développer lors d'infections à levures.
Les complications évolutives des KF sont nombreuses : fonte stromale, descemétocèle, ectasie ou perforation cornéenne (5 à 6 fois plus fréquentes que lors des KB), sclérite, hypertonie ou hypotonie oculaire, endophtalmie, fonte purulente du globe, cellulite orbitaire.
L'examen clinique initial est capital pour déterminer les modalités de prise en charge du patient qui reposent sur la présence ou l'absence de critères de gravité au moment de l'évaluation initiale. Cependant, seul le grattage cornéen permet, en isolant le (les) champignon(s) en cause, de porter un diagnostic de certitude.
Diagnostic microbiologique
Compte tenu des implications pronostiques et thérapeutiques, la recherche d'un diagnostic de certitude est souhaitable devant toute suspicion de KF quel que soit le degré de sévérité de l'infection.
Le grattage cornéen est le prélèvement de référence. Selon les techniques de recherche utilisées (examen direct, culture, PCR), celui-ci est contributif dans 20 % à 90 % des cas [2] (voir chapitre 6).
Les cultures effectuées à partir des lentilles ou des boîtiers peuvent s'avérer utiles lorsque l'agent pathogène n'est pas isolé par le grattage cornéen.
Le soulèvement du capot au bloc opératoire est nécessaire pour réaliser un prélèvement de l'interface en cas d'infection cornéenne post-LASIK.
La mise en culture d'un fil de suture cornéen infecté au moment de la prise en charge initiale peut être contributive.
Le frottis conjonctival n'a que peu d'intérêt diagnostique, sauf en cas de sécrétions importantes.
La ponction de chambre antérieure est contre-indiquée, sauf en cas d'endophtalmie associée.
Une biopsie de cornée peut être envisagée en cas d'infection profonde ne répondant pas au traitement anti-infectieux et non diagnostiquée par les grattages cornéens préalables. La coloration de Grocott est à privilégier.
Le diagnostic microbiologique est parfois réalisé sur bouton cornéen, en cas de greffe à chaud, ou par ponction de vitré en cas d'endophtalmie associée.
Imagerie cornéenne
La microscopie confocale in vivo (MCIV) permet parfois de détecter précocement les KF en visualisant au sein de la cornée des structures linéaires de 3 à 10 μm de diamètre et 200 à 400 μm de longueur avec embranchements qui correspondent aux champignons filamenteux [ 25] (voir fig. 25-2,
Fig. 25-2
Kératomycose à Fusarium Fusarium spp. mise en évidence à l'examen direct et en microscopie confocale chez une patiente de 35 ans porteuse de lentille de contact.
a, c. Infiltrat cornéen profond à bords flous, duveteux avec un œdème périlésionnel (a) et ulcère épithélial en regard (c). b, d. Aspect après 3 jours de traitement antifongique topique par amphotéricine B et voriconazole et per os par voriconazole. La taille de l'infiltrat a diminué et celui-ci s'est fragmenté (b). Il persiste un ulcère épithélial (d). e. Microscopie confocale in vivo. Filaments mycéliens. f. OCT cornéen à l'entrée. Ulcère épithélial, infiltrat stromal hyperréflectif en regard.
fig. 25-3,
Fig. 25-3
Kératomycose à Fusarium spp. chez une patiente vétérinaire de 45 ans automédiquée pendant 5 jours par dexaméthasone topique.
a-f. Aspect typique de l'hypopion, convexe vers le haut, ainsi que les bords duveteux de l'infiltrat et sa couleur blanchâtre, différente des infections bactériennes. g. Malgré l'instauration rapide du traitement antifongique par voie locale et générale, l'évolution de cette infection a été fulgurante en imposant une kératoplastie à chaud à 1 semaine de l'admission. h. De nombreux filaments ont été retrouvés à la microscopie confocale, tandis que le prélèvement cornéen était revenu négatif au direct et en culture.
fig. 25-4
Fig. 25-4
Kératomycose à Fusarium Fusarium spp. chez un patient de 30 ans porteur de lentilles de contact.
a. Infiltrat blanc duveteux à bord mal défini. b. Filaments mycéliens nombreux en microscopie confocale. c. Plaque endothéliale visible en OCT cornéen.
). Les levures sont trop petites pour être visualisées. Cet examen permet de différencier les champignons des autres micro-organismes (amibes notamment) et de suivre l'efficacité des traitements antifongiques. Toutefois, la MCIV ne permet pas de distinguer les Fusarium des Aspergillus et la culture reste essentielle pour déterminer le champignon en cause [26].
L'imagerie OCT de la cornée peut constituer une aide à l'évaluation des kératites infectieuses en montrant d'éventuelles plaques endothéliales, en quantifiant le volume de l'infiltration stromale et de la perte de substance cornéenne.
Une photographie de la cornée et du segment antérieur est une alternative utile aux schémas manuscrits des lésions cornéennes. Ces photographies pourraient, grâce au développement de système de deep learning et autres systèmes fondés sur l'intelligence artificielle, permettre dans un avenir relativement proche de conforter les données de l'examen microbiologique [27].
Traitement médical
Traitement anti-infectieux
Le traitement anti-infectieux par voie topique est débuté dès les prélèvements effectués. Il est adapté à la gravité des lésions, à l'orientation clinique initiale et aux résultats de l'examen microbiologique direct. Si le patient n'est pas hospitalisé, un suivi ambulatoire rapproché comprenant un examen ophtalmologique toutes les 24 à 48 heures est nécessaire.
Aucun collyre antifongique n'est disponible en pharmacie d'officine en France. À l'exception de la natamycine , disponible en autorisation temporaire d'utilisation (ATU), les collyres sont préparés par les pharmacies hospitalières à partir de solutions ou de poudres d'antimycotiques destinées à l'usage systémique (tableau 25-2
Tableau 25-2
Principales molécules antifongiques utilisées pour le traitement des kératomycoses *.
FamilleNom (DCI), concentration du collyre
PolyènesAmphotéricine B 0,1 à 0,3 %
Natamycine 5 % (Pimaricin®)
AzolésImidazolésMiconazole 1 %
Éconazole 2 %
Kétoconazole 1 à 2 %
TriazolésFluconazole 0,2 %
Itraconazole 1 %
Voriconazole 1 %
Pyrimidines5-fluorocytosine 1 %
ÉchinocandinesCaspofungine 0,5 %
Micafungine 0,1 %
*L'expérience la plus importante en ophtalmologie concerne les polyènes dont l'efficacité a été démontrée in vitro et sur de larges séries cliniques. L'association de polyènes et d'azolés semble synergique in vitro. Les polyènes et azolés attaquent la membrane cellulaire (stérols), tandis que la 5-fluorocytosine interfère avec la synthèse protéique et les échinocandines inhibent la synthèse de la paroi des champignons.
; voir chapitre 13).
Très peu d'essais cliniques de qualité ont été publiés.
L'étude MUTT ( Mycotic Ulcer Treatment Trial ) a démontré une efficacité supérieure du collyre natamycine 5 % par rapport au collyre voriconazole 1 % dans la prise en charge des KF, notamment à Fusarium (moindre risque de perforation, moindre recours à une greffe de cornée et meilleure acuité visuelle à 3 mois) [28 , 29]. Une étude récente a montré que natamycine et voriconazole avaient une forte action synergique sur les Fusarium . Des injections intrastromales (50 μg/0,1 ml) ou intracamérulaires (100 μg/0,1 ml) de voriconazole ont été proposées en cas de KF résistantes. L'efficacité des injections intrastromales de voriconazole semble meilleure pour les infections à levures que pour celles à champignons filamenteux.
L'étude MUTT2 n'a pas montré de bénéfice à l'ajout de voriconazole per os dans le traitement des KF sévères [ 30]. Malgré cela, beaucoup d'experts de la cornée recommandent l'utilisation du voriconazole ou du kétoconazole en cas d'infiltrats fongiques sévères (plus de 5 mm de diamètre, plus de 50 % de l'épaisseur cornéenne) [ 2].
Il n'existe pas actuellement de consensus international sur la molécule ou l'association de molécules à utiliser [31].
Le tableau 25-3
Tableau 25-3
Traitement des kératites fongiques *.
Kératite fongique débutante au stade épithélial : traitement local par collyre uniquement – Levure identifiée : amphotéricine B 0,25 % + voriconazole 1 %
– Filamenteux identifié : natamycine 5 % + voriconazole 1 %
Kératite fongique avancée comportant une atteinte stromale ou une sclérite ou une extension limbique : ajout d'un traitement général – Filamenteux identifié : Vfend® (voriconazole) per os (200 mg × 2/jour) ± injections intrastromales de voriconazole (50 μg/0,1 ml)
– Levure identifiée : Triflucan® (fluconazole) per os (50-100 mg/jour) ou Sporanox® (itraconazole) per os (200-400 mg/jour)
En cas d'endophtalmie ou d'évolution défavorableDiscuter au cas par cas : Cancidas® (caspofungine) IV, injection intracamérulaire (50 μg/0,1 ml) ou intravitréenne (100 μg/0,1 ml) de voriconazole, injection intracamérulaire (5-10 μg/0,1 ml) ou intravitréenne (5 μg/0,1 ml) d'amphotéricine B, injection sous-conjonctivale de fluconazole (1 mg/0,5 ml) ou de miconazole (10 mg/0,5 ml)
*Exemples de protocoles antifongiques. À l'exception de la natamycine 5 % (disponible en France dans le cadre d'une procédure d'ATU), les collyres sont préparés par les pharmacies hospitalières à partir de solutions ou de poudres d'antimycotiques destinées à l'usage systémique. L'hospitalisation est nécessaire dans les cas rapidement évolutifs et comportant une atteinte stromale ou en cas de mauvaise compliance au traitement. Le traitement est administré initialement à raison d'une goutte par heure pendant 7 jours, puis 1 goutte toutes les 2 heures pendant 3 semaines. La posologie et le choix des antifongiques sont ensuite adaptés en fonction de l'identification du champignon pathogène, de l'antifongigramme et de l'évolution clinique de l'infection. La toxicité locale des antifongiques est fréquente. La tolérance des traitements systémiques sera surveillée par un médecin infectiologue (bilan hépatocellulaire). La durée minimale de traitement recommandée est comprise entre 6 semaines (atteinte épithéliale) et plusieurs mois (atteinte stromale).
synthétise les protocoles antifongiques les plus fréquents dans la littérature.
Mesures adjuvantes
Des lavages oculaires pluriquotidiens au sérum physiologique permettent d'éliminer les sécrétions et médiateurs inflammatoires présents à la surface oculaire.
Le débridement régulier de l'infiltrat, quotidien au début, puis 2 fois par semaine, permet de diminuer la charge infectieuse, d'éliminer le matériel nécrotique et d'augmenter l'efficacité des antifongiques.
Le lavage quotidien du visage au savon ainsi que le lavage des mains avec une solution hydroalcoolique est nécessaire avant l'instillation des collyres.
D'autres mesures sont :
  • l'arrêt du port de lentilles de contact;
  • l'arrêt des corticoïdes topiques;
  • l'arrêt du tabac;
  • le traitement simultané ou différé d'une pathologie chronique de la surface oculaire;
  • la prise en charge d'une immunodépression systémique associée.
D'autres collyres peuvent être administrés si nécessaire : collyre cycloplégique à visée antalgique (en l'absence de contre-indication, en association avec des antalgiques oraux) et en prévention des synéchies, collyre hypotonisant en cas d'hypertonie oculaire.
Les mesures auprès du patient sont :
  • l'information concernant le facteur de risque en cause, le pronostic anatomique et visuel de l'infection, un soutien psychologique si nécessaire;
  • l'éducation concernant la compliance aux soins de l'infection en cours et les méthodes de prévention d'une récidive.
Surveillance recommandée
La surveillance évolutive est fondée sur l'examen clinique. En pratique, l'acuité visuelle, l'intensité des signes fonctionnels (douleurs), l'infiltrat (densité, limites, dimensions, profondeur, satellites), l'œdème, l'amincissement stromal éventuel, l'état de l'épithélium cornéen et le degré d'inflammation (cornéenne, conjonctivale, palpébrale et camérulaire), la présence ou non de sécrétions sont à réévaluer de façon bi- ou triquotidienne pendant toute la durée d'hospitalisation du patient. L'imagerie OCT ou confocale peut s'avérer utile dans le suivi des infections fongiques. L'évolution est toujours très lente, de plusieurs semaines à plusieurs mois. Les levures sont difficiles à traiter en raison de l'atteinte cornéenne sous-jacente et les filamenteux du fait de leur virulence naturelle.
Traitement chirurgical
Combinée avec une kératectomie ou une détersion de l'ulcère cornéen, une greffe de membrane amniotique peut s'avérer utile en favorisant le processus de cicatrisation cornéenne [32]. Un effet antalgique et anti-inflammatoire de la membrane amniotique a également été démontré. Une photokératectomie thérapeutique au laser excimer a été proposée pour les infections localisées au stroma antérieur [ 33].
Une greffe de cornée thérapeutique « à chaud» est nécessaire lorsque l'intégrité du globe est menacée : infection sévère et évolutive malgré le traitement médical, perforation cornéenne avérée ou imminente. Les techniques de kératoplastie lamellaire antérieure ou profonde ou de kératoplastie transfixiante peuvent être employées (voir chapitre 34). Cependant, le pronostic des kératoplasties effectuées sur un œil infecté est mauvais (risque de récidive infectieuse, risque de rejet accru), et l'on tentera dans la mesure du possible d'attendre plusieurs mois après la résolution de l'épisode infectieux avant d'effectuer une kératoplastie à titre optique. Des gestes associés (phacoexérèse, chirurgie du glaucome, vitrectomie postérieure) et des greffes multiples sont parfois nécessaires [ 34 , 35].
Quelques cas de fontes stromales septiques résistantes au traitement anti-infectieux ont été traités avec succès par cross-linking cornéen [ 36 , 37]. Cette procédure est encore en cours d'évaluation.
Pronostic
L'évolution est favorable grâce au traitement médical dans 50 % à 70 % des cas [34]. Une greffe de cornée est nécessaire dans 30 % à 54 % des cas [38 , 39]. Les KF peuvent entraîner la perte du globe dans 10 % à 25 % des cas [37]. Toutefois, ces chiffres varient hautement en fonction des centres, des pays et sont à moduler en fonction des critères de gravité présents lors de la prise en charge de l'infection.
Les facteurs de mauvais pronostic incluent : un retard diagnostique supérieur à 2 semaines, l'âge élevé du patient, la taille de l'infiltrat stromal, la taille de l'ulcère épithélial, la pigmentation de l'ulcère, la présence de lésions satellites, d'une atteinte de la chambre antérieure, d'une sclérite, l'importance de la baisse de vision lors de la prise en charge initiale, la non-réponse à un traitement antifongique initial [ 40], des concentrations minimales inhibitrices (CMI) élevées, une infection à Aspergillus [41], une co-infection champignons-bactéries [42].
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