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Chapitre 19
Strabismes concomitants, causes neurologiques et pièges

F. Audren

Points importants
  • Les strabismes concomitants acquis ne sont pas rares. Il existe parfois une relative ambiguïté sur les classifications de ces strabismes, car certaines entités ont été comprises récemment (strabismes liés à l'âge).
  • Les caractéristiques cliniques du sagging eye syndrome et des ésophories décompensées doivent être connues car elles ne sont pas révélatrices de pathologies neurologiques et ne justifient pas d'investigations complémentaires (notamment pas d'imagerie).
  • Les ésotropies aiguës sont rares et nécessitent un examen minutieux à la recherche de signes orientant vers une pathologie neurologique. Au moindre doute, on pourra demander une IRM, même si, dans la grande majorité des cas, elle est normale.
Quoi de neuf ?
  • Le Rochester Epidemiology Project est la seule source de données épidémiologiques sur les troubles oculomoteurs acquis de l'adulte. Il met en évidence que les strabismes concomitants acquis, sans doute surtout les strabismes liés à l'âge ( sagging eye syndrome ), sont très fréquents.
  • Les études d'imagerie de Demer sur les poulies ont apporté des explications convaincantes aux strabismes liés à l'âge ( sagging eye syndrome ), permettant de rationaliser la prise en charge (inutilité de l'imagerie dans les cas typiques).
Introduction
Les strabismes concomitants sont les troubles oculomoteurs les plus fréquents. Ils sont souvent présents tôt dans l'enfance et ne font pas suspecter une pathologie causale grave. Chez les grands enfants et les adultes, les strabismes concomitants acquis peuvent révéler une pathologie neurologique, même si cela est rare. Un examinateur non familier de ces troubles oculomoteurs pourra cependant s'inquiéter et demander des examens complémentaires qui ne sont pas nécessaires. La classification et les principales caractéristiques cliniques des strabismes concomitants ainsi que les signes particuliers qui peuvent orienter vers une pathologie neurologique doivent être connus, afin d'éviter des erreurs ou des errances diagnostiques.
Définitions
Les strabismes concomitantssont par définition des strabismes où il n'existe pas de trouble des ductions et dont l'angle ne devrait pas varier en fonction de la direction du regard. Il s'agit donc d'un défaut de parallélisme des axes visuels, avec une motilité normale. Le terme de strabisme concomitant est historique, et la nosologie française récente l'avait plutôt délaissé car il est équivoque. En effet, l'absence de trouble des ductions n'empêche pas que des strabismes concomitants puissent présenter des variations de leur angle de déviation (en raison d'une incomitance loin-près, d'une élévation ou d'un abaissement en adduction, ou d'un syndrome alphabétique, par exemple), ce qui fait que stricto sensu ils ne sont donc pas concomitants. Ce terme consacré par l'usage a vu cependant sa place réaffirmée dans la Classification of Eye Movement Abnormalities and Strabismus (CEMAS), nous le conservons donc par commodité [1]. La CEMAS est une classification clinique, descriptive, qui tente d'être rationnelle et exhaustive ; elle catalogue les troubles oculomoteurs en les comparant éventuellement avec des anciennes terminologies[1]. Les différents types de strabismes concomitants répertoriés par la CEMAS sont présentés dans le tableau 19-1
Tableau 19-1
Classification des déviations horizontales concomitantes d'après la CEMAS[1]⁎.
Hétérotropies horizontales
Ésodéviations concomitantesExodéviation concomitantes
  • Syndrome d'ésotropie infantile (ésotropie précoce)
  • Ésotropie accommodative
  • Syndrome de monofixation-ésotropie (microstrabisme-ésotropie)
  • Ésotropie basique non accommodative
  • Ésotropie et anomalie visuelle ou neurologique
  • Ésotropie intermittente
  • Ésotropie insuffisance de divergence
  • Ésotropie mixte (partiellement accommodative)
  • Syndrome d'exotropie infantile (exotropie précoce)
  • Exotropie intermittente
  • Syndrome de monofixation-exotropie (microstrabisme-exotropie)
  • Exotropie basique
  • Exotropie et anomalie visuelle ou neurologique
  • Exotropie insuffisance de convergence
Hétérophories horizontales
ÉsophoriesExophories
  • Insuffisance de divergence
  • Excès de convergence
  • Basique
  • Excès de divergence
  • Insuffisance de convergence
  • Basique
Dysfonction de la vergence fusionnelle
.
Épidémiologie
Avant l'âge de 18 ans, les troubles oculomoteurs touchent environ 4% de la population et environ 90 % d'entre eux sont des strabismes concomitants[2]. Dans la population caucasienne, schématiquement, les strabismes concomitants sont dans deux tiers des cas des ésotropies et dans un tiers des cas des exotropies (tableau 19-2
Tableau 19-2
Types de strabismes retrouvés chez 627 patients de moins de 19 ans vus consécutivement du 1er janvier 1985 au 31 décembre 1994 à Olmsted County, Minnesota (d'après [2]).
Types de strabismeNombre (%)Incidence pour 100 000habitants <19ans
Ésotropie accommodative (partielle ou totale)175 (27,9%) 50,3 (42,8–57,7)
Exotropie intermittente106 (16,9%) 32,1 (25,9–38,2)
Ésotropie acquise non accommodative64 (10,2%) 18,6 (14–23,2)
Ésotropie avec anomalie du SNC44 (7%) 12,5 (8,8–16,2)
Insuffisance de convergence40 (6,4%) 13,7 (9,5–18)
Ésotropie précoce (par exemple congénitale)30 (4,8%) 8,3 (5,3–11,2)
Exotropie avec anomalie du SNC30 (4,8%) 9,1 (5,9–12,4)
Ésotropie paralytique25 (4%) 7,2 (4,4–10,2)
Ésotropie sensorielle25 (4%) 7,2 (4,4–10)
Exotropie sensorielle17 (2,7%) 5,3 (2,7–7,8)
Ésotropie indéterminée 13 (2,1%) 4,1 (1,8–6,3)
Paralysie du IV13 (2,1%) 3,4 (1,5–5,3)
Exotropie paralytique8 (1,3%) 2,5 (0,8–4,3)
Hypertropie autre 8 (1,3%) 2,5 (0,7–4,2)
Hyperaction de l'oblique inférieur7 (1,1%) 2,2 (0,6–3,8)
Syndrome de Brown5 (0,8%) 1,5 (0,2–2,8)
Hypertropie avec anomalie du SNC5 (0,8%) 1,5 (0,2–2,7)
Hypertropie concomitante indéterminée4 (0,6%) 1,3 (0–2,6)
Ésotropie autre 4 (0,6%) 1,4 (0–2,8)
Exotropie autre 4 (0,6%) 1,4 (0,1–2,7)
SNC: système nerveux central.
). En Asie orientale en revanche, les exotropies sont deux fois plus fréquentes que les ésotropies.
Au-delà de 18 ans, les troubles oculomoteurs acquis au cours de la vie ont une incidence cumulée d'environ 4% [3]. Parmi ceux-ci, 35 à 47% sont des strabismes concomitants (alors que 44% sont des paralysies oculomotrices), dont le principal facteur de risque est l'âge (tableau 19-3
Tableau 19-3
Fréquence et incidence annuelle des strabismes acquis de l'adulte (19 ans ou plus) (d'après [3]).
Types de strabismeÂge médian (extrêmes), annéesNombre (%)Incidence pour 100 000habitants (IC95%)
Paralytique63 (19–100)333 (44,2)23,9 (21,3–26,5)
Insuffisance de convergence69 (22–97)118 (15,7)8,4 (6,9–10,0)
Hypertropie à petit angle72 (27–98)99 (13,1)7,5 (6,0–9,0)
Insuffisance de divergence74 (19–92)80 (10,6)6,0 (4,7–7,3)
Restrictif59 (29–93)47 (6,2)3,4 (2,4–4,3)
Orbitopathie dysthyroïdienne49 (29–84)21 (2,8)1,41 (0,8–2,0)
Autre cause de restriction63 (42–93)26 (3,5)1,9 (1,2–2,7)
Sensoriel57 (20–94)27 (3,6)1,9 (1,2–2,6)
Exotropie intermittente40 (21–81)21 (2,8)1,3 (0,7–1,9)
Ésotropie haut rapport AC/A28 (25–93)6 (0,8)0,3 (0,1–0,6)
Exotropie constante43 (36–61)4 (0,5)0,3 (0,0–0,5)
ANAET71 (70–73)2 (0,3)0,2 (0,0–0,4)
Non spécifié16 (2,1)
Total65 (19–100)753 (100 %)54,1 (50,2–58,0)
AC/A: quantité de convergence accommodative par unité de réponse accommodative ; ANAET: ésotropie acquise non accommodative.
).
Formes cliniques des strabismes concomitants
Nous nous intéressons aux strabismes qui peuvent poser des problèmes diagnostiques ou avoir un lien avec une pathologie neuro-ophtalmologique.
Strabismes concomitants de l'enfance associés à des anomalies visuelles ou neurologiques
La CEMAS distingue chez l'enfant les strabismes concomitants « basiques » isolés et ceux liés à des anomalies visuelles (anciennement strabismes «sensoriels ») ou neurologiques. Les anomalies visuelles peuvent être des atteintes oculaires ou des voies visuelles entraînant une baisse visuelle, quelles qu'elles soient. Les anomalies neurologiques sont à prendre au sens large, qu'elles soient des pathologies spécifiques (séquelles cérébrales de prématurité, par exemple), ou des troubles non spécifiques (épilepsie, retard neurodéveloppemental, etc.) [4]. S'il est souvent impossible d'imputer directement la présence d'un strabisme à une anomalie neurologique sous-jacente, leur association est fréquente, et le strabisme doit être considéré comme un simple marqueur d'une anomalie de maturation cérébrale.
La présence d'un strabisme apparu dans les premières années de vie doit faire rechercher une anomalie générale, un antécédent de prématurité, une anomalie des acquisitions, et motiver un examen ophtalmologique circonstancié. Les anomalies générales sont souvent reconnues dès l'interrogatoire. En cas de strabisme précoce isolé, et surtout en cas d'exotropie, la place d'explorations complémentaires (l'imagerie notamment) peut être discutée, mais il n'existe pas de consensus. Plus rarement, le strabisme peut être associé à une anomalie oculaire ou du nerf optique (malformation, atrophie) qui justifiera une imagerie. Notons que toutes les formes classiques de strabismes de l'enfant peuvent être associées à des anomalies oculaires ou générales ou neurologiques (déviations constantes ou intermittentes, en divergence comme en convergence) [4].
Strabismes concomitants acquis
Les strabismes concomitants acquis posent plus de questionnements diagnostiques. Ils surviennent chez le grand enfant (au-delà de 5 ans) ou l'adulte, et sont responsables d'une diplopie. Il s'agit essentiellement des ésotropie aiguës normosensorielles, des ésophories décompensées et des ésotropies de type insuffisance de divergence. Dans ces cas, la survenue de la diplopie est généralement soudaine et fait souvent évoquer une cause neurologique. Nous n'aborderons pas ici les strabismes précoces (généralement anormosensoriels) décompensés, ni les strabismes accommodatifs, qui peuvent aussi entraîner une diplopie et sont des diagnostics différentiels purement ophtalmologiques.
Ésotropie aiguë
Il s'agit d'une forme aiguë d'ésotropie basique non accommodative. Elle est rare. L'ésotropie survient le plus souvent brutalement, entraînant une diplopie homonyme, mais est parfois précédée d'une déviation intermittente pendant quelques jours. L'angle de déviation est généralement grand, souvent égal de loin et de près, sans limitation des ductions. Une imagerie est souvent demandée en raison du caractère bruyant des symptômes, mais il n'y a le plus souvent pas de cause retrouvée (ou parfois un choc psychologique ou un traumatisme crânien minime).
De multiples publications rapportent cependant des cas ou de petites séries d'ésotropies concomitantes acquises associées à des pathologies neurologiques. Les pathologies concernées sont essentiellement des tumeurs de la fosse postérieure (cérébelleuses notamment), les hydrocéphalies et les malformations d'Arnold-Chiari de type 1. La physiopathologie de ces ésotropies est discutée: les principales hypothèses sont une paralysie bilatérale fruste du VI (suspectée dans certains cas d'après des enregistrements oculographiques) ou une perturbation du contrôle des vergences (suspectée en cas d'atteinte cérébelleuse ou thalamique). Ces cas concernent essentiellement les enfants mais restent rares [5]. Chez l'adulte, les ésotropies aiguës révélant une tumeur maligne sont tout à fait exceptionnelles, mais peuvent se voir en cas de malformations d'Arnold-Chiari, de tumeurs vasculaires cérébelleuses ou d'accidents vasculaires thalamiques [6]. L'ésotropie est exceptionnellement le seul signe (d'autres signes oculomoteurs ou ophtalmologiques, des signes extra-oculaires sont le plus souvent observés), mais une pathologie neurologique peut toujours être révélée par une ésotropie acquise isolée. La possibilité d'une pathologie neurologique associée doit donc toujours être gardée en tête. Un certain nombre d'éléments devront y faire penser:
  • signes généraux : céphalées, nausées, vertiges ou altération de l'état général ;
  • chez un enfant après 5 ans ;
  • doute sur une limitation d'abduction, uni- ou bilatérale ;
  • incomitance de la déviation : incomitance loin-près (déviation plus importante de loin), incomitance selon l'œil fixateur, incomitance latérale ;
  • syndrome « V » acquis, pouvant être en faveur d'une parésie du VI (en raison de la segmentation de l'innervation du droit latéral par le VI) ;
  • syndrome « A » acquis, évocateur d'une hydrocéphalie ;
  • un signe oculomoteur de syndrome cérébelleux ( gaze-evoked nystagmus , down-beat nystagmus , etc.) oriente vers une localisation cérébelleuse ou une malformation d'Arnold-Chiari (d'autres formes de nystagmus peuvent aussi être observées) ;
  • fond d'œil : œdème ou pâleur papillaires ;
  • en cas d'hydrocéphalie connue et valvée, l'apparition d'une ésotropie est un signe classique d'hydrocéphalie décompensée et donc du dysfonctionnement de la valve ;
  • « rupture de la fusion »: pour certains auteurs, l'impossibilité d'obtenir une vision binoculaire simple avec les prismes ou la chirurgie par perte de fusion est évocateur d'une pathologie neurologique, notamment tumorale [6,7].
Le traitement repose sur la prise en charge de la pathologie neurologique causale éventuelle. Si l'ésotropie est isolée ou si le traitement de la pathologie neurologique n'a pas permis le réalignement oculaire, la thérapeutique repose sur la prismation ou l'occlusion d'un œil pour supprimer la diplopie (et/ou prévenir une amblyopie chez les enfants les plus jeunes), en attendant la chirurgie du strabisme, qui donne d'excellents résultats (alignement et suppression totale de la diplopie). La toxine botulique peut être une alternative qui donne aussi de bons résultats.
Insuffisance de divergence
(Voir chapitre 16 )
L'ésotropie de type insuffisance de divergence, historiquement définie par Bielschowsky, comprenait quatre critères : 1) une diplopie homonyme à distance (au-delà de 25 à 50 cm), 2) la concomitance dans les regards latéraux, 3) l'orthotropie et la fusion de près (25 à 40 cm), 4) des ductions et versions normales[8]. Aujourd'hui, ce type de strabisme est à la fois classique et mal défini: le terme insuffisance de divergence correspond à une définition motrice, ne présageant pas du mécanisme causal, exprimant juste que la déviation est plus importante de loin que de près. En principe, le strabisme se manifeste initialement par une diplopie horizontale de loin. Ces cas peuvent parfois faire partie des ésotropies aiguës concomitantes, avec un grand angle (plus important de loin que de près), et révéler une pathologie neurologique (voir plus haut). Cependant, le plus souvent, il s'agit d'ésotropies acquises liées à l'âge ( sagging eye syndrome ), ou d'ésophories décompensées, observées chez des patients plus jeunes. Les ésotropies liées à l'âge et les ésophories décompensées ne sont pas suspectes d'être dues à une pathologie neurologique et ne justifient pas d'examens complémentaires.
Ésotropie acquise liée à l'âge
Il s'agit d'un strabisme ne faisant pas partie des classifications historiques ; jusqu'à une période récente, il était souvent désigné sous le nom de paralysie de la divergence liée à l'âge (fig. 19-1
Fig. 19-1
Ésotropie liée à l'âge.Patient de 74ans présentant une diplopie horizontale depuis une quinzaine d'années. Il porte une correction prismée depuis l'apparition de la diplopie, stable pendant des années (5dioptries base temporale œil droit et 4dioptries base temporale œil gauche). a.Depuis quelques mois, la déviation a augmenté, nécessitant un prisme supplémentaire de 4dioptries base temporale œil gauche en prisme collé. b.Les mesures retrouvent une ésotropie de 16dioptries de loin, une exophorie de 4dioptries de près. La motilité oculaire est subnormale. On remarque les signes de vieillissement orbitopalpébraux (dermatochalasis, lagophtalmie, lipoptose). c.L'examen du fond d'œil suggère une excyclotorsion gauche, mais la diplopie observée par le patient est purement horizontale dans ce cas.
). Une étude épidémiologique récente montre que ces cas sont fréquents, représentant 11 % des troubles oculomoteurs acquis de l'adulte [3]. La fréquence de ces ésotropies s'est sans doute accrue récemment, du fait du vieillissement de la population et de son meilleur diagnostic. Cliniquement, il s'agit typiquement d'une ésotropie (et/ou hypotropie) chez un sujet âgé de plus de 60ans, occasionnant une diplopie (horizontale, verticale ou oblique) en vision de loin. L'évolution de ce trouble est très lente, l'angle pouvant augmenter au cours des années, mais le début de la diplopie de loin peut en revanche être soudain, ce qui ne va pas contre le diagnostic. L'examen oculomoteur objective une déviation horizontale et/ou verticale, de loin, à petit angle (quelques dioptries). La déviation est moindre voire absente de près. Il n'y a pas de déficit franc des ductions ; tout au plus, il existe éventuellement une petite limitation en abduction ou dans l'élévation, non spécifique, physiologique à cet âge. On peut aussi constater des signes de vieillissement orbitopalpébral associés (ptosis aponévrotique, creusement sus-tarsal, lipoptose) [9].
Demer a appelé ce strabisme sagging eye syndrome ( sagging = affaissé) –ce qui n'a pas d'équivalent en français–, en raison de sa physiopathologie [9,10]. Celle-ci s'explique par les modifications de l'appareil suspenseur des muscles oculomoteurs dans l'orbite (capsule de Tenon) liées à l'âge, qui ont été documentées anatomopathologiquement et dans des études d'imagerie (imagerie par résonance magnétique [IRM]) (fig. 19-2
Fig. 19-2
Vieillissement des tissus de soutien orbitaire vu en anatomopathologie.a–d.Coupes histologiques d'orbites colorées au trichrome de Masson, montrant l'amincissement progressif et le déplacement supérotemporale de la bande entre le droit latéral (LR) et le droit supérieur (SR ; bande LR-SR, flèche noire) avec l'âge (coupe de 10microns d'épaisseur). IO: oblique inférieur ; LG: glande lacrymale ; LLA: lateral levator aponeurosis (aponévrose latérale du releveur de la paupière supérieure) ; LPS: releveur de la paupière supérieure.
Source: Rutar T, Demer JL. “Heavy Eye” syndrome in the absence of high myopia : a connective tissue degeneration in elderly strabismic patients. J APPOS 2009 ; 13 : 36–4. Copyright 2009 avec l'autorisation d'Elsevier.
et 19-3
Fig. 19-3
Vieillissement des tissus de soutien orbitaire vu en IRM : coupes coronales T2 d’orbites droites.a.Sujet de 24 ans. Bande de tissu conjonctif entre le droit latéral et le complexe droit supérieur-releveur de la paupière supérieure (flèche). La ligne horizontale passe par le centre du globe. b.Sujet de 76 ans. Élongation de la bande de tissu conjonctif. c.Patient de 79 ans présentant un trouble oculomoteur lié à l’âge (sagging eye syndrome). Rupture de la bande de tissu conjonctif avec affaissement du droit latéral (DL).
Source: F. Héran.
). Ces modifications ténoniennes ont pour conséquence des modifications minimes du trajet des muscles oculomoteurs, entraînant des déviations oculaires à petit angle, verticales et horizontales (en convergence), souvent associées une excyclotorsion minime. En cas d'atteinte bilatérale et symétrique, les déviations verticales s'annulent et l'ésotropie est alors isolée.
Les principaux diagnostics différentiels sont une paralysie du VI en cas de déviation horizontale, une paralysie de l'oblique supérieur en cas de déviation verticale, ce d'autant qu'il peut exister une excyclotorsion (cependant sans torticolis compensateur). L'IRM cérébrale et orbitaire n'est que peu contributive, car les modifications de la capsule de Tenon de la position des muscles sont le plus souvent trop fines pour être mesurées en routine sur un patient isolé.
Le traitement repose le plus souvent sur une prismation. L'âge des patients et les valeurs d'angle observées font qu'une chirurgie est plus rarement proposée.
Ésophorie décompensée
L'ésophorie décompensée concerne généralement des adultes jeunes. Ils décrivent une diplopie initialement de loin, qui devient progressivement de plus en plus gênante avec le temps (sur des mois ou des années). À l'interrogatoire, les patients savent exactement à partir de quand ils ont vu double, mais ils ressentaient souvent auparavant quelque chose d'anormal mais sans diplopie (probables épisodes tropiques avec neutralisation).
L'examen objective une ésotropie permanente de loin, avec un œil directeur, et un angle variable, qui se majore très vite dès qu'on essaie de faire des mesures à l'écran unilatéral. De loin, il existe une diplopie soit permanente, soit intermittente (neutralisation intermittente de l'œil non directeur). Il n'y a pas de diplopie de près au début mais une ésophorie est toujours retrouvée et la vision binoculaire est normale. Les mesures à l'écran unilatéral trouvent généralement un angle de loin supérieur à celui de près (les mesures sont souvent fluctuantes), mais à l'écran alterné l'angle se majore, est plus stable et est sensiblement identique de loin et de près (souvent compris entre 20 et 30 Δ). Le fait qu'il y ait un œil directeur et les différences entre les mesures de loin, de près à l'écran unilatéral ou alterné sont caractéristiques de ce type d'ésotropie [11,12].
La physiopathologie de ce type de strabisme n'est pas bien comprise. La place de ce strabisme au sein de la CEMAS n'est pas précisée (troubles des vergences, ou ésotropie aiguë, ou insuffisance de divergence, ou ésotropie intermittente ?). Non rare, souvent inconnu des non spécialistes, il est souvent source d'errances diagnostiques avec des imageries répétées, ou la recherche d'une myasthénie, mais il s'agit d'un tableau bénin qui, quand il est typique, ne justifie aucun examen complémentaire.
Le traitement peut reposer sur une prismation initialement. En fonction de la gêne, de la valeur du prisme nécessaire, du port préalable ou non d'une correction optique, on pourra être amené à proposer une chirurgie oculomotrice, qui donne d'excellents résultats.
Les principaux signes distinctifs des ésotropies acquises sont détaillés dans le tableau 19-4
Tableau 19-4
Caractéristiques différenciant les principaux types d'ésotropies acquises.
Ésotropie acquiseÂgeDiplopie initialeAngle mesuré à l'ESE alternéSignes associés
De l'enfant6mois–5ans NonGrand angleAL = APSouvent aucun
Aiguë>5ans Brutale, VL et VPGrand angleAL = APAucun
Associée à une pathologie neurologiqueSouvent enfantBrutale, VL et VPGrand angleSouvent AL = AP, mais si AL>AP: évocateur Oculomoteurs, FO, neurologiques, générauxRarement: aucun signe associé 
Ésophorie décompenséeSouvent adulteVL seulement (peut être brutale)AL = AP (alors que ésophorie de près)Aucun
Liée à l'âge>60ans VL seulement (peut être brutale)AL petit, AP moindre au début (voire divergence)Composante verticale possibleSignes de vieillissement orbitopalpébral
AL: angle de loin ; AP: angle de près ; ESE: examen sous écran ; FO: fond d'œil ; VL: vision de loin ; VP: vision de près.
.
Formes plus rares de strabismes concomitants acquis
Citons les ésotropies progressives concomitantes associées à la myopie (modérée ou forte), dont la physiopathologie n'est pas comprise, et les exceptionnelles ésotropies circadiennes (alternance de jours sans ou avec ésotropie à grand angle).
Exotropie acquise
Les exotropies secondaires (ou sensorielles, par baisse visuelle unilatérale, quelle qu'en soit la cause) et les exotropies intermittentes sont les principales exotropies acquises les plus fréquentes. Elles posent rarement des problèmes diagnostiques. Une exotropie concomitante acquise est exceptionnellement révélatrice d'une pathologie neurologique, à part les très rares cas révélant une hémianopsie latérale homonyme chez l'enfant.
Anomalies des vergences
Les vergences sont les mouvements dysconjugués des deux yeux (convergence ou divergence) qui permettent l'alignement des axes visuels sur un objet d'intérêt, afin de réaliser la fusion et la vision stéréoscopiques. L'examen des vergences doit s'accompagner d'une évaluation de la fonction pupillaire et de l'accommodation pour différencier ce qui est un trouble isolé des vergences d'un trouble de l'accommodation-convergence (syncinésie convergence, accommodation, myosis). Les anomalies des vergences sont surtout représentées par les insuffisances de convergence (de près) et les spasmes en convergence.
Insuffisance de convergence
Très fréquemment rencontrée dans la population adolescente et âgée, l'insuffisance de convergence symptomatique entraîne asthénopie, céphalées, vision floue intermittente, diplopie. Elle est caractérisée par une diminution des amplitudes de convergence et d'une augmentation du punctum proximum de convergence (PPC). Le traitement repose sur la correction optique optimale et répond généralement bien à la rééducation orthoptique qui améliore la symptomatologie.
L'insuffisance de convergence accompagne un certain nombre de pathologies neurologiques comme les traumatismes crâniens, les maladies neurodégénératives, le trouble du déficit de l'attention/hyperactivité, et est aussi souvent secondaire ou influencée par les traitements neurotropes ou psychotropes.
L'insuffisance de convergence ne doit pas être confondue avec un syndrome de Parinaud (qui associe, outre le déficit vertical, un nystagmus retractorius et une paralysie de la convergence).
Il existe exceptionnellement de réelles paralysies de la convergence, isolées, qui se présentent sous la forme d'une exotropie uniquement de près, dont la physiopathologie est incomprise (l'imagerie est normale) ; elles sont souvent considérées comme anorganiques. Dans ces cas, la rééducation orthoptique est inefficace et le seul traitement est une prismation en secteurs de près.
Spasmes en convergence (excès de convergence)
Rappelons d'abord que des spasmes en convergence peuvent être induits par une rééducation orthoptique pour insuffisance de convergence. Dans ce cas, la rééducation doit être interrompue.
Les spasmes en convergence, d'origine accommodative ou non, sont un signe fréquent des ésotropies de l'enfant. Les spasmes en convergence acquis sont en revanche très rares. Il s'agit de spasmes de l'accommodation-convergence (myosis, myopisation, pseudo-paralysie d'abduction), ou spasm of the near reflex , et sont généralement classés parmi les troubles oculomoteurs anorganiques. Cependant, des associations avec un certain nombre de pathologies neurologiques ont été rapportées, comme la sclérose en plaques, la neuromyélite optique, l'encéphalopathie de Gayet-Wernicke, l'encéphalopathie hépatique, les tumeurs de la fosse postérieure, la malformation d'Arnold-Chiari, les adénomes pituitaires ou les anévrismes cérébraux [13]. Le traitement est en règle décevant, reposant essentiellement sur les cycloplégiques et la correction optique.
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