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Chapitre 21
Traitement symptomatique de la diplopie

F. Audren

Points importants
  • En cas de diplopie brutale, récente, l'occlusion est le traitement de choix en attendant de connaître l'évolution ou en attendant un autre traitement.
  • La prismation est limitée aux petits angles stables lorsque l'incomitance n'est pas trop importante.
  • La chirurgie impose une stabilité de l'angle et une motilité suffisante afin de pouvoir obtenir une zone de fusion suffisamment grande pour être exploitée.
Introduction
Le fonctionnement binoculaire normal permet une perception univoque de l'espace visuel. Il repose en partie, au niveau du cortex visuel, sur des phénomènes de sommation, mais aussi de neutralisation de l'information visuelle venant des deux yeux. En effet, dans des conditions normales, tout objet situé en dehors de l'aire de Panum (zone de l'espace où, pour une distance de fixation donnée, les objets sont perçus comme uniques et en relief) devrait provoquer une diplopie. Dans les faits, en raison de la neutralisation physiologique, elle n'est jamais perçue, à moins qu'elle ne soit consciemment recherchée (on parle improprement de diplopie physiologique). Ces phénomènes normaux de neutralisation sont désignés sous le terme de rivalité oculaire.
La diplopie binoculaire est par définition la perception visuelle double d'un objet unique. Elle est la conséquence d'un défaut d'alignement des axes visuels sur l'objet d'intérêt, sur un système visuel qui n'a pas développé d'adaptation sensorielle à cet état (schématiquement, en l'absence d'un strabisme de l'enfance). La diplopie peut sembler un symptôme simple à comprendre, mais il n'en est rien. L'apparition d'une déviation oculomotrice a pour conséquence une perte de l'unicité du percept visuel, avec à la fois des phénomènes de diplopie, de confusion (superposition des images perçues par des points rétiniens correspondants) et de désorganisation du référentiel visuel spatial (problèmes de localisation). Nous parlons de diplopie par convention et par simplicité, mais il ne faut pas prendre ce terme de façon restrictive, car il représente une réalité plus vaste que sa définition.
La diplopie est un symptôme invalidant, dont le retentissement fonctionnel peut être très mal appréhendé par les soignants ou l'entourage. Elle peut affecter sévèrement la qualité de vie des patients, sans parler de l'éventuel préjudice esthétique ou social lié à l'apparence de la déviation oculomotrice.
Les principales causes de diplopie, en l'absence d'un strabisme préexistant, sont les paralysies oculomotrices et les strabismes concomitants acquis (dont le sagging eye syndrome ) [1].
Histoire naturelle de la diplopie
La diplopie est la conséquence d'un trouble oculomoteur sur un système visuel sensoriel où une neutralisation efficace n'existe pas. L'évolution de ce trouble est généralement conditionnée par la pathologie causale éventuelle (son évolution spontanée, ses éventuels traitements). Il peut aussi évoluer en partie indépendamment de la pathologie causale (absence de récupération d'une paralysie oculomotrice après traitement d'une tumeur compressive, par exemple). La chronologie de l'évolution spontanée d'un trouble oculomoteur, en fonction de son étiologie, est importante à connaître, afin de proposer la bonne prise en charge au bon moment. Par exemple, une paralysie du VI microvasculaire ou traumatique récupère spontanément dans 80 à 90 % des cas, le plus souvent avant 6 mois, mais parfois entre 6 et 12 mois (environ 10 % des cas), ce qui justifie pour la plupart des auteurs de ne pas réaliser de traitement chirurgical avant 12 mois [2]. Rarement, même en l'absence de strabisme préexistant, et sans que cela soit prévisible, une neutralisation efficace peut s'installer avec le temps si la déviation persiste.
Dans un certain nombre de cas, le traitement de la pathologie responsable de la déviation oculomotrice peut permettre le réalignement oculaire (paralysie oculomotrice secondaire à une tumeur ou à une hypertension intracrânienne, syndrome myasthénique, myosite d'une orbitopathie inflammatoire, etc.).
Traitements spécifiques de la diplopie
Les traitements visant à supprimer la diplopie sont de quatre types :
  • la monocularisation fonctionnelle (occlusion d'un œil) ;
  • le déplacement des images des deux yeux afin de permettre une vision simple (traitement prismatique) ;
  • le réalignement des axes visuels (par la chirurgie oculo-motrice) ;
  • la toxine botulique.
Monocularisation fonctionnelle
Occlusion
Il peut s'agir d'une occlusion sur peau ou, le plus souvent, par un film translucide posé sur un des verres des lunettes.
C'est le traitement de choix à la phase aiguë quelle que soit la cause, permettant de soulager le patient en urgence. C'est un traitement simple, peu coûteux, auquel il faut toujours savoir penser (que l'on soit ophtalmologiste, orthoptiste, neurologue ou médecin de rééducation fonctionnelle). Bien souvent, le patient trouve lui-même que l'occlusion d'un œil lui est bénéfique. Chez l'adulte, on occlut généralement l'œil paralysé, ou le moins mobile, à moins que sa vision soit meilleure que celle de l'œil adelphe. L'occlusion peut être intermittente en fonction du caractère permanent ou non de la diplopie.
Monocularisation permanente
Un certain nombre de procédures radicales ont été proposées chez des patients souffrant de diplopie incoercible et invalidante, comme la lentille de contact obturante, le tatouage cornéen, l'implant cristallinien noir, le ptosis thérapeutique par injection de toxine botulique, ou la tarsorraphie [3]. Ces procédés sont rarement utilisés en pratique.
Prismation
Le prisme est un système optique qui provoque la déviation du faisceau lumineux qui le traverse. Placé devant un œil, il déplace l'image de l'objet qui est fixé. Il existe deux types de prismes :
  • les prismes collants, de type Fresnel (Press-on 3M®) que l'on applique sur la correction optique (fig. 21-1
    Fig. 21-1
    Patient de 82ans atteint de paralysie duVI droit traumatique depuis 10mois, avec une motilité oculaire relativement conservée.Il porte des prismes collés de base temporale sur sa correction optique (16 à droite, 14 à gauche), qui suppriment la diplopie mais ne permettent pas un bon confort visuel. Cet équipement est une solution dans l'attente d'une intervention chirurgicale (chirurgie classique sur l'œil droit). Coordimètre de Hess-Weiss.
    ). Ce type de prisme est léger, peut être changé facilement, ce qui a un intérêt en cas d'évolutivité de l'angle, ou en phase d'essai avant la prescription de prisme incorporé à la correction optique. Les principaux inconvénients sont, en raison de la striation, la baisse visuelle occasionnée au-delà d'une certaine puissance et l'aspect inesthétique du prisme. Ils sont difficiles à entretenir et jaunissent avec le temps ;
  • les prismes incorporés. Des prismes peuvent être intégrés à la correction optique, ce qui a l'avantage d'une meilleure qualité de vision et d'un moindre préjudice esthétique que les prismes collés. Cependant, ces prismes augmentent le poids de la correction optique et peuvent aussi occasionner des aberrations optiques en cas de forte puissance (ils sont conditionnés aussi par l'amétropie corrigée par les lunettes). En général, la prismation est répartie sur les deux yeux, afin d'équilibrer le poids des verres. Il est rare de prescrire un prisme de plus de 8 à 10 dioptries par œil.
La prismation, dans tous les cas, est indiquée lorsque l'angle de déviation est suffisamment stable, pas trop important et pas trop incomitant. C'est donc rarement un traitement en cas de paralysie oculomotrice à la phase aiguë, car le plus souvent l'angle est instable ou trop important.
On peut traiter les déviations verticales, horizontales ou obliques par des prismes adaptés, mais les traitements prismatiques ont leurs limites : ils ne corrigent pas la cyclotorsion et sont parfois mal acceptés, notamment chez les patients ne portant pas habituellement de correction optique. Inversement, chez des patients portants préalablement une correction optique pour amétropie, ils peuvent être particulièrement efficaces, même dans des cas pouvant paraître difficiles (forte amétropie, verres progressifs), tant que la valeur des prismes n'est pas trop importante.
Chirurgie
La chirurgie oculomotrice est la solution radicale qui permet le réalignement des axes visuels. Elle est indiquée en cas de stabilité de la déviation. En cas de paralysie, la plupart des auteurs préconisent un délai de 6 mois, ou plutôt d'un an après l'apparition du trouble, et de 6mois de stabilité de l'angle avant l'intervention.
Principes de la chirurgie
La chirurgie oculomotrice se réalise sous anesthésie générale ou locale (anesthésie locorégionale ou plus rarement topique). Actuellement, la règle est de la pratiquer en hospitalisation ambulatoire.
Il existe quatre gestes principaux [4]:
  • l'affaiblissement musculaire, par recul de l'insertion d'un muscle (fig. 21-2
    Fig. 21-2
    Technique chirurgicale de recul musculaire simple.
    Source: PéchereauA, DenisD, Speeg-SchatzC. Strabisme. Rapport 2013 de la Société française d'ophtalmologie. Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson ; 2013. Dessin de Cyrille Martinet.
    ), ou le renforcement musculaire, par résection ou pli d'un muscle (fig. 21-3
    Fig. 21-3
    Technique chirurgicale de renforcement musculaire (résection de la partie antérieure du tendon d'un muscle droit).
    Source: PéchereauA, DenisD, Speeg-SchatzC. Strabisme. Rapport 2013 de la Société française d'ophtalmologie. Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson ; 2013. Dessin de Cyrille Martinet.
    ). Pour ces techniques, on parle souvent de « chirurgie classique » ;
  • la chirurgie de suppléance : elle consiste à déplacer l'insertion d'un ou de plusieurs muscles oculomoteurs fonctionnels afin de suppléer au muscle paralysé (fig. 21-4
    Fig. 21-4
    Chirurgie de suppléance de type Hummelsheim.DI: muscle droit inférieur ; DL: muscle droit latéral ; DM: muscle droit médial ; DS: muscle droit supérieur.
    Source: PéchereauA, DenisD, Speeg-SchatzC. Strabisme. Rapport 2013 de la Société française d'ophtalmologie. Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson ; 2013. Dessin de Cyrille Martinet.
    ). Schématiquement, cette technique ne permet pas de redonner une mobilité normale, mais seulement de recentrer l'axe visuel ;
  • la chirurgie du fil (ou fadenopération ou ancrage postérieur) : elle consiste à suturer un muscle à la sclère, très en arrière de l'insertion, afin de modifier son arc de contact et ses vecteurs de force. Cette technique permet en principe de respecter la position de base de l'œil, en diminuant la force exercée par le muscle lorsqu'il se contracte.
Ces différentes techniques chirurgicales peuvent être associées pendant une même intervention (sur un œil ou les deux yeux simultanément) en fonction des cas.
Indications les plus fréquentes
Les indications principales de chirurgie oculomotrice en cas de diplopie sont :
  • les paralysies oculomotrices, avec tout d'abord les paralysies du IV qui sont extrêmement fréquentes dans les consultations de strabologie, puis les paralysies du VI et enfin du III ;
  • les strabismes concomitants, notamment les ésophories décompensées ou les ésotropies aiguës acquises à grand angle ;
  • les atteintes musculaires, dominées par les orbitopathies dysthyroïdiennes.
En cas de déviation avec une mobilité oculaire relativement respectée, l'intervention est une « chirurgie classique », souvent monoculaire bimusculaire par affaiblissement et renforcement des muscles antagonistes. C'est le cas des strabismes concomitants et des paralysies où la motilité est conservée, comme dans les paralysies partielles du VI, où l'œil passe la ligne médiane lors de l'abduction ; l'on réalise alors un renforcement du droit latéral paralysé et un affaiblissement droit médial (muscle antagoniste).
En cas de paralysie avec impotence de duction majeure, on a recours à une chirurgie de suppléance. Le plus souvent pour les paralysies du VI, lorsque l'œil ne passe pas la ligne médiane, on utilise une transposition de la partie temporale du droit supérieur et de la partie temporale du droit inférieur qu'on fixe dans la région de l'insertion du droit latéral, éventuellement associée à un recul du droit médial (voir fig. 21-4). Il existe de multiples variantes à ce type de procédure, la limite principale étant de respecter la vascularisation ciliaire antérieure pour prévenir une ischémie du segment antérieur du globe.
Dans les paralysies du III, l'indication dépendra de la motilité et du nombre de muscles atteints. En fonction des cas et du terrain, les objectifs fonctionnels (en termes de diminution de la diplopie) peuvent être très modestes et l'abstention n'est pas rare.
Pour les paralysies du IV, en fonction des habitudes, la chirurgie pourra consister le plus souvent en un affaiblissement de l'oblique inférieur, un renforcement de l'oblique supérieur, l'association des deux, ou une chirurgie sur un muscle oblique et un droit vertical.
Dans les pathologies orbitaires, le mécanisme du trouble est le plus souvent une restriction musculaire et la règle est d'affaiblir les muscles restrictifs.
Résultats de la chirurgie
Les résultats de la chirurgie sont conditionnés par le nombre de muscles touchés et surtout par la motilité oculaire. Meilleure est la mobilité, meilleurs sont le rendement du geste chirurgical et la possibilité d'obtenir une grande zone de vision simple (dite zone de fusion). Souvent, l'objectif n'est pas la suppression totale de la diplopie, mais d'obtenir, dans un minimum idéal, une vision simple dans le regard de face et vers le bas. Une information circonstanciée et réaliste sur les résultats attendus doit impérativement être donnée aux patients. La chirurgie offre souvent un grand bénéfice aux patients en termes de qualité de vie quand elle supprime ou améliore la diplopie. Le plus souvent, la chirurgie améliore simultanément l'aspect esthétique du strabisme. L'amélioration de cet aspect peut aussi être une raison d'opérer, dans des cas où un bon résultat fonctionnel ne peut pas être obtenu.
Toxine botulique
La toxine botulique a une indication classique dans le traitement des paralysies du VI à la phase aiguë. Elle consiste en une injection du droit médial (muscle antagoniste au droit latéral paralysé), afin de diminuer les phénomènes de contracture secondaire. Il n'existe pas d'étude contrôlée concernant ce traitement et son indication n'est pas parfaitement consensuelle [5]. Elle peut également avoir une indication au moment d'une chirurgie oculomotrice, où elle peut être injectée dans le muscle antagoniste au muscle paralysé, en complément d'une chirurgie d'affaiblissement, afin de potentialiser l'action de la chirurgie.
Bibliographie
[1]
Martinez-Thompson J.M., Diehl N.N., Holmes J.M., Mohney B.G., Incidence, types, and lifetime risk of adult-onset strabismus, Ophthalmology 2014; 121 : 877 - 882.
[2]
Holmes J.M., Droste P.J., Beck R.W., The natural history of acute traumatic sixth nerve palsy or paresis, J AAPOS 1998; 2 : 265 - 268.
[3]
Newsham D., O'Connor A.R., Harrad R.A., Incidence, risk factors and management of intractable diplopia, Br J Ophthalmol 2018; 102 : 393 - 397.
[4]
Oger-Lavenant F., Thouvenin D., Moyens et objectifs de la chirurgie, Péchereau A., Denis D., Speeg-Schatz C., Dir. Strabisme. Rapport 2013 de la Société française d'ophtalmologie, 2013, Elsevier-Masson Issy-les-Moulineaux, 349 - 372.
[5]
Holmes J.M., Beck R.W., Kip K.E., et al. Botulinum toxin treatment versus conservative management in acute traumatic sixth nerve palsy or paresis, J AAPOS 2000; 4 : 145 - 149.